M. Miroux devança son rival. Il était laid. Mais quelle originalité : être la maîtresse du mari, maintenant ! Et aussi quelle revanche sur Marthe dont elle subissait toujours l’ascendant inexplicable ! Elle consentit à des rendez-vous.
Quand le ménage s’en alla, Lucie le conduisit au train. Les adieux arrachèrent des larmes. Et par la fenêtre ouverte, les époux penchés lui envoyaient des baisers et agitaient leurs mouchoirs.
Elle en fut tout attendrie. C’est si bon d’être aimée !
Le désarmement d’Adrien Berchon requit un effort qu’elle ne prévoyait pas. Mais il s’agissait de tromper Henriette et elle s’y adonna de toute son énergie.
Une manœuvre lui réussit surtout. Elle avait copié un « saut de lit », une sorte de peignoir en soie imaginé par Mme Berchon, long, ample, agrafé sur la hanche, et dont les deux pans, en se croisant, réglaient le décolletage.
Elle dit à Henriette :
— Ta chambre est libre, je vais le mettre.
Elle disparut. Au bout de quelques minutes, elle appelait :
— C’est ravissant, viens donc voir.
Adrien, un peu énervé, ricana :
— Et moi, suis-je de trop ?
— C’est l’affaire de votre femme.
Mme Berchon acquiesça :
— Du moment qu’il t’a vue au bain…
Lucie feignit une grande modestie et serra pudiquement le haut de son peignoir. Mais, ainsi, elle plaquait l’étoffe souple qui se gonflait sur le double contour de sa poitrine.
S’efforçant d’assurer sa voix, Adrien jugea :
— C’est charmant, et d’un artistique !
Devant lui, la jeune femme, indifférente, paradait, cambrait les reins, se drapait dans le voile impalpable qui modelait les lignes de son corps.
Un autre jour, sous prétexte d’essayage, elle singea l’hésitation. Puis, comme excédée de toutes ces mesquineries indignes :
— Bah ! c’est moins inconvenant qu’au bal, fit-elle, n’est-ce pas ?
Elle déboutonna son corsage avec une lenteur calculée, de manière à n’élargir que progressivement l’intervalle où luisait sa peau. Puis elle l’enleva, et, durant toute cette séance de couture, elle se tint, les bras et la gorge nus, sans gène ni afféterie.
Henriette, d’une nature peu ombrageuse, ne s’en formalisa point. Adrien regardait.
Elle poussa la perfection de son jeu à la dernière limite. De fait, elle excellait à cette agression patiente. Nul souci étranger n’en détournait son esprit. Tout son être et individuellement aussi, chaque partie de son être, membres et figure, chaque émanation, geste, sourire ou voix, concouraient à l’unique et même besogne.
À peine jetait-elle une excuse, de son air ingénu : « Un homme marié ça ne compte pas… c’est drôle, le mari d’une amie, ce n’est plus un homme pour vous. »
Elle le gourmandait : « Dites donc, vous me paraissez bien froid, ce n’est pas si vilain cependant, vous pourriez vous fendre d’un compliment. » Et elle désignait ce qu’il fallait louer avant tout, la blancheur et le grain de sa chair, la courbe de sa nuque, l’exiguïté de son poignet. Elle avait toujours soin, en ôtant son corsage, de le déposer près de lui, pour que l’irritât sa tiède odeur de femme. Elle s’enquit de son parfum préféré et s’en imprégna. De la chambre voisine où elle essayait les modèles, elle lançait des exclamations de joie. Souvent elle rentrait, entourée d’une couverture de voyage, d’un simple drap, ou vêtue d’un de ses costumes à lui. Le pantalon étriqué moulait ses jambes. Son cou, nu, émergeait du veston.
Ayant tiré d’une malle une robe de soirée défraîchie, elle l’échancra d’un coup de ciseaux, s’en habilla furtivement et, priant Henriette de jouer une valse, tendit le bras à M. Berchon. Son buste entier semblait surgir. Elle rayonnait d’une beauté puissante.
Ils dansèrent. Aussitôt il s’aperçut, à sa taille qui ployait libre d’entraves, qu’elle n’avait point de corset.
La résistance d’Adrien ne pouvait durer. Une après-midi, Mme Berchon, obligée de sortir, laissa son amie seule. La trahison s’opéra.
Cette époque fut pleine de charmes. Les Bouju-Gavart arrivant. Mme Chalmin se prodigua. Toutes les minutes de son existence étaient occupées et d’une façon diverse. Forcée de vaincre les remords de M. Berchon, elle dut constamment attiser l’ardeur de son désir. Elle ne pouvait, sans éveiller les soupçons, renoncer au commerce salutaire de Mme Bouju-Gavart, et il lui fallait, en outre, consacrer de temps en temps quelques heures à parrain.
Tout cela nécessita, pour garder la confiance de sa mère et de son mari, pour endormir les inquiétudes de M. et Mme Bouju-Gavart, et pour tromper Mme Berchon, une série de mensonges inextricables dont elle s’acquitta avec l’habileté la plus consommée.
Cette situation se maintint jusqu’à la fin de l’année, puis s’atténua. La passion de parrain fléchissait. Des symptômes de diabète se déclarant, il estima prudent de ne conserver sa filleule que comme une maîtresse agréable, toujours prête quand le fouetterait un caprice passager.
Enfin, Mme Chalmin se lassait de M. Berchon. Un incident absurde gâta cet état de choses qui se dénouait d’une manière si pacifique.
Henriette trouva son amie assise sur les genoux d’Adrien.
Pas une injure ne fut échangée. Du doigt Mme Berchon montra la porte à sa rivale et la chassa.
Incapable d’une haine concentrée, Lucie lui voua une rancune intermittente qui la conduisit souvent à énoncer devant le monde des critiques calomnieuses.
VII
Le cercle des Nocturnes organisait un bal costumé au Théâtre-Français, à l’occasion du mardi-gras.
Ainsi que l’expliqua Paul Bouju-Gavart à Mme Chalmin, le siège du cercle était une salle de café, dépendant du théâtre. Les Nocturnes se réunissaient là tous les soirs et invitaient les artistes et les figurants.
Ils avaient comme président le fameux Verdol, le chef reconnu depuis quinze ans par la jeunesse de Rouen, un type de viveur provincial, d’un âge incertain, correct, nerveux, sec, sanglé dans sa redingote.
La gloire des Nocturnes consistait à veiller toute la nuit. Un brouillard de fumée emplissait la pièce. Les soucoupes formaient de hautes piles sur les tables. On échangeait des phrases. Les postures et les bâillements indiquaient un ennui incommensurable. Nul cependant n’osait donner le signal de la retraite.
De temps en temps, des discussions s’élevaient, concernant la politique, la morale, la religion, la peine de mort, le suicide. On se lançait les vieux raisonnements et les formules consacrées. Un esprit étroit et banal caractérisait ces disputes.
— Voilà ce que c’est que le Nocturne, termina Paul : un fumoir et une buvette, une réunion de désœuvrés qui ne savent ni s’amuser, ni même s’embêter convenablement : en résumé, un assommoir.
Or, le lundi gras, une dépêche de Brest apprit à Robert la mort d’un oncle et ses droits d’héritier. Il partit le lendemain. Cette coïncidence décida Lucie. En revenant de la gare où elle avait accompagné son mari, elle acheta du surah bleu ciel, du galon et de la mousseline raide.
À minuit, quand elle se présenta, le bal battait son plein. Au fond, l’orchestre se démenait. Des couples dansaient, peu nombreux, tristes. Les loges étaient vides. Au haut de l’escalier, une masse compacte d’habits noirs interpellaient les masques, grossièrement, sans à propos ni légèreté. Une gène planait. Par respect humain, la plupart des hommes n’avaient point endossé de déguisement. La crainte du ridicule étouffait toute spontanéité. On s’épiait, en gens accoutumés à s’ennuyer, et que déroute une occasion de plaisir.
Mal à l’aise, Lucie se promena dans les couloirs déserts. Elle s’était fabriqué un long fourreau de soie, simple et collant, encerclé, sous la poitrine, d’un ruban d’or, en guise de ceinture. Des manches très bouffantes élargissaient ses épaules. Un vaste chapeau, à capote carrée, à visière immense, lui écrasait la tête.