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— Et moi, je ne peux pourtant pas rester !

— Si, si, grogna-t-elle, j’enverrai les bonnes en course et tu fileras.

Elle tomba comme une masse, au travers de son lit.

Lui, s’endormit sur un fauteuil. Mais, au bout d’une heure ou deux, il se réveilla grelottant. Il eut pitié d’elle et la dévêtit. Elle reprit connaissance.

Alors, ouvrant les draps, elle proposa d’un ton compatissant, sans arrière-pensée :

— Et toi, tu ne te réchauffes pas ?

VIII

Deux jours après, Paul, amené par Chalmin, vint déjeuner et dit a Lucie :

— Tu sais, ce n’est pas très propre ce que nous avons fait ; seulement, puisque c’est fait, autant en profiter.

— Bah ! si tu y tiens…

Il insinua :

— Où aller ? À l’hôtel ? As-tu une préférence quelconque ?

Elle réfléchit, puis, de sa voix tranquille où nulle émotion ne vibrait :

— J’ai une chambre, ce serait peut-être plus commode…

Elle lui indiqua la rue Saint-Georges.

Infailliblement cette liaison devait tourner Lucie vers M. Bouju-Gavart. Quelques simagrées adroites, l’assurance d’une affection toujours vivace, produisirent chez parrain une recrudescence de désirs.

Pendant un dîner chez Mme Bouju-Gavart, elle se montra bruyante pour accaparer l’attention. Et elle songeait avec un contentement moqueur que ces six yeux d’hommes braqués sur elle connaissaient la forme de son corps et que ces mains en savaient la douceur.

Alors elle se remémora un repas semblable à Croisset, quelques années auparavant, un repas où l’avait frappée la possibilité d’une double chute. Les places étaient les mêmes, à sa droite Paul, à sa gauche parrain, en face son mari. Quels changements depuis, dans leurs rapports réciproques ! Seul Robert restait identique à lui-même, mari confiant malgré tout, tendre et loyal. Elle le regarda. Il mangeait allègrement, la figure bonne, le geste simple, semant çà et là des mots drôles. Elle lui sut gré de son aveuglement et l’en aima davantage. « Des trois, pensait-elle, c’est le seul qui m’estime. »

Toute la soirée, elle fit parade de son attachement à Robert. Elle s’asseyait sur ses genoux et l’embrassait. Ravie, Mme Bouju-Gavart s’attribuait la paix du ménage. Les deux amants agacés, manifestaient leur mauvaise humeur, l’un en chantonnant, l’autre en sifflotant. Entre eux ils déplorèrent la tenue pitoyable de la jeune femme. Parrain dit à son fils :

— Elle est inconvenante, ton amie !

Une série de belles journées printanières favorisant cette année-là, Lucie fréquenta beaucoup la rue. La variété des gens que l’on y coudoie, tout l’inconnu que charrie le trottoir, le mystère qui peut surgir de chaque pavé, la conviaient bien plus que la monotonie du monde et de ses intrigues possibles.

Elle y cueillit, outre plusieurs poursuites, deux aventures.

C’est sur le quai, au coin de la rue de Fontenelle, que Lucie remarqua un jeune homme en vareuse et en pantalon de molleton gros-bleu, coiffé d’une casquette de marin. Le hâle de sa figure et l’éclat de ses yeux lui imposèrent une immédiate admiration qu’exprima son regard. Et elle passa, toute droite, sûre de l’effet produit.

Celui-là, elle le promena dans le quartier du Mont-Riboudet, un quartier en voie de transformation, dont, le soir, elle décrivit à Robert l’aspect mouvementé. Or, en quittant le quai de Lesseps, il la devança, et sa marche était si impérieuse, son air si décidé, qu’à son tour elle le suivit. Ils longèrent le fleuve. En face de l’avenue de la Madeleine, il s’arrêta.

Un yacht de plaisance stationnait, coquet et luisant, d’une belle couleur d’acajou. Sur le quai fumait un matelot.

— François, cria le jeune homme, nous ne partirons pas aujourd’hui.

Il donna cet ordre à haute voix, de telle sorte qu’elle le distinguât. Aussitôt l’intérêt que ressentait pour lui Mme Chalmin se doubla de respect. À l’arrière du navire, elle lut : « La Nevada. » Elle crut se rappeler que les journaux mentionnaient souvent ce nom.

Elle choisit, pour rentrer, la rue Buffon, toujours solitaire. À mi-chemin, il la rattrapa, défit sa casquette — il avait des boucles noires et le front mat — et se présenta cérémonieusement : « Gaston de Sernaves. » Puis il reprit :

— J’ai eu l’honneur de recevoir beaucoup de dames à mon bord, puis-je espérer que vous serez de ce nombre ?

Elle demeurait silencieuse. Il redouta de l’avoir froissée, mais elle étudiait l’heure la plus propice et elle répondit :

— Demain, à une heure et demie.

Elle tint sa promesse. M. de Sernaves l’accueillit avec une extrême déférence :

— Une excursion en Seine vous serait-elle agréable ? et quel côté préférez-vous ?

Elle désigna la Bouille. Tandis qu’on détachait les amarres, elle visita la Nevada. L’installation trahissait un goût simple et luxueux. Lucie s’extasia devant la propreté des boiseries et le poli des cuivres. D’épais tapis recouvraient le plancher de la salle et des cabines. Des nattes habillaient les cloisons et les plafonds. La chambre de M. de Sernaves était tendue de soies chinoises. Des armes exotiques s’entre-croisaient et une peau d’ours dormait sur le lit.

— Asseyez-vous là, dit-il.

Elle s’assit. Il causa de ses voyages, de diverses villes, du caractère de ses matelots, de l’impression ineffaçable qu’il avait éprouvée, la veille, de sa joie à la voir là, dans ce réduit où il berçait la tristesse de ses songes.

Les yeux accrochés au hublot, Lucie regardait courir les rives et lentement se dérouler le paysage. Elle nota les prairies de Bapaume et les collines de Canteleu. À Croisset, elle appliqua son visage à la vitre. Une pelouse déserte, une maison blanche, aux volets clos, glissèrent. Ensuite vinrent, adossés à des forêts en pente, de petits villages dont elle prononçait les noms : le Val-de-Grâce, Hautot, Sahurs.

Ils stoppèrent à la Bouille. On aborda… Mais l’heure pressait, et l’on dut repartir.

Au retour. Gaston de Sernaves brusqua les choses. À peine Lucie discerna-t-elle le clocher de Grand-Couronne et les plaines du Petit-Quevilly.

Mme Chalmin crut aimer. Ce qu’elle aima surtout, ce fut le titre de son amant, sa situation mondaine, le confortable de la Nevada, l’empire qu’il exerçait sur ses hommes. Tout cela greffa en elle un sentiment nouveau qu’orgueilleusement elle qualifia d’amour.

Aimant, elle devait agir comme on agit quand on aime. Sa naturelle hypocrisie la garantit contre toute imprudence irréparable, mais elle déploya une ingéniosité tenace à profiter des moindres minutes où elle se libérait. Elle arrivait à l’improviste, à tout instant de la journée, en ayant soin de multiplier en route les précautions pour échapper à la malveillance. Souvent elle le trouvait au lit. Quelle joie ! Elle se déshabillait.

Elle négligea son fameux système de froideur. À quoi bon ruser ! Pourquoi se déchirer le cœur ! En cette liaison où elle se livrait tout entière, son devoir ne la forçait-il pas à la franchise ? Elle accabla Gaston de protestations et de preuves journalières destinées à le convaincre de sa puissance, et surtout à se convaincre elle-même de son esclavage.

Un problème la tourmenta : une amante doit-elle se purifier par une confession de ses fautes, ou bien expier en silence pour épargner toute douleur à l’aimé ? Un besoin de confidences trancha la question, un de ces besoins expansifs, en contraste si étrange avec sa fourberie ordinaire et son énorme faculté de dissimulation.

Évidemment l’aveu dégénéra en mensonge.

D’obscurs motifs lui imposaient la parole, elle commençait loyalement, mais ses instincts la contraignaient d’abord à une altération légère de la vérité, puis à des modifications plus profondes, enfin à un renversement complet. Elle raconta sa première chute, la représenta aussitôt comme l’unique, et ne pensa plus qu’à l’embellir et à parer son amant de toutes les qualités enviables.