— À tantôt, deux heures, ici…
Par malice, Lucie répondit qu’elle ne pouvait point. Il repartit :
— Alors je vais chez moi, à Paris… je reviendrai dans trois ou quatre jours, vendredi, voulez-vous ?
Il insistait en tremblant :
— Il faut, il faut que je vous voie encore, je ne vous toucherai pas si cela vous déplaît, je vous admirerai, il faut que je vous admire.
Elle promit.
Elle pensa beaucoup à cette entrevue qui lui réservait de légitimes satisfactions. De temps à autre le souvenir de M. de Sernaves l’effleurait, mais affaibli, nullement cruel. C’étaient plutôt des réminiscences de leurs minutes heureuses que son esprit sécrétait sans aucune amertume. Elle conservait la certitude qu’elle avait aimé à la folie et que, seules, des circonstances s’étaient opposées à sa fuite, des obstacles vagues, qu’elle ne cherchait pas à préciser.
Le vendredi elle se réveilla mal à l’aise. La glace lui renvoya des traits tirés, des paupières battues. Elle fit sa toilette en hâte, sans ce bel entrain et ces apprêts multiples qui d’ordinaire marquaient ses matins de combat. Son corps lui-même lui parut moins attrayant, ses chairs moins fermes. Elle craignit un examen trop sévère. Et comme seul l’aiguillonnait l’orgueil de se dévêtir devant un artiste (n’avait-il point une longue chevelure, un chapeau mou et une cravate flottante ?), la perspective de ce rendez-vous perdit tout son charme.
À deux heures, Paul la trouva dans son boudoir, hésitante encore, à moitié assoupie. Il lui dit :
— Vite, j’ai une femme de Paris qui est venue me voir. Nous allons à Canteleu. Si tu veux nous accompagner, nous sommes en voiture, à côté, rue du Renard.
Cette proposition l’enchanta. Elle le rejoignit, sûre d’un plaisir nouveau. Elle fut déçue. La promenade languit. Les femmes s’observaient avec méfiance, la courtisane affectant une tenue guindée, Lucie ne voulant pas apporter moins de réserve. Paul et la Parisienne se disputèrent. Mme Chalmin regretta beaucoup son peintre.
De vilains mois d’été se succédèrent où Lucie recueillit peu de bonheur. Une bronchite contractée au bord de la mer lui interdit ses bains et, par là même, de s’exposer aux yeux d’inconnus émerveillés. Le temps fut pluvieux. Elle n’eut pas d’amant. La saison lui sembla bien morose.
Une distraction violente l’attendait à Croisset. Sa présence ralluma les désirs de parrain. Elle y céda. Mais Paul, sevré d’amour, réclama sa part de caresses. Pouvait-elle refuser ? Nécessairement, dans ce cadre étroit, dans la continuité des rapports quotidiens, un conflit devait se produire entre les deux hommes. Le soupçon naquit en eux simultanément. Certains petits faits les intriguèrent. Quelques-uns plus importants leur dévoilèrent la vérité.
Trompés l’un par l’autre, ils conçurent une jalousie déplorable dont Mme Chalmin subit les conséquences. Ils la torturèrent de leurs questions. Elle nia, indignée, qu’on l’accusât d’une telle noirceur. Mais ils s’espionnèrent et, de guerre lasse, elle avoua.
Les deux scènes eurent lieu le même jour. À tous deux elle dit :
— Eh bien ! oui, là, c’est mon amant, je suis libre, n’est-ce pas, et je n’aime pas qu’on me tracasse.
Parrain recouvra son ancienne passion et, tout en pleurnichant, la cingla d’outrages grossiers. Paul lui expliqua, en termes insolents, son immense dédain.
Lucie, elle, ne comprit rien à leur colère. Comment osaient-ils lui reprocher sa conduite, alors qu’ils en bénéficiaient ? Que leur importaient ses actes cachés, si elle répondait exactement à ce qu’ils réclamaient d’elle ? C’eût été si simple de s’entendre, d’accepter les choses irréparables et de se confectionner une bonne existence tranquille et méthodique.
Les deux Bouju-Gavart furent réfractaires à ce plan de conciliation. Ils exigeaient une fidélité absolue. Le vieux n’admettait pas que son fils le supplantât. Paul en appelait à sa jeunesse et raillait les rides et la moustache teinte de son père. Lucie perdait la tête. Elle tenta de rompre la chaîne. La situation empira, l’un et l’autre croyant au triomphe de son rival.
Ils se guettaient, l’œil méchant, attentifs aux moindres gestes de leur maîtresse. Aux repas, et le soir en famille, ils mendiaient ses faveurs, non par affection, mais par taquinerie réciproque. Même ils se servirent de Robert, et chacun, voulant le gagner à sa propre cause, l’avertit des privautés peut-être excessives que l’autre se permettait avec Mme Chalmin. Robert se moqua d’eux, et ne saisit pas la perfidie de leurs allusions.
L’inimitié des deux hommes acquit bientôt une acuité dangereuse. Elle se manifestait par des paroles aigres et des discussions véhémentes à propos de futilités. Elle éclata, malgré les efforts et la patience de Lucie.
Un matin, Paul offrit à son amie une excursion en barque. Ils descendaient du perron quand arriva M. Bouju-Gavart. Il protestait :
— C’est ainsi que tu tiens tes promesses, Lucie ? Il était pourtant convenu que nous irions en voiture jusqu’à la forêt.
Paul ricana :
— Cela prouve qu’elle a changé d’avis. Une jolie femme en a le droit, n’est-ce pas ?
— Qu’elle en ait le droit ou non, repartit M. Bouju-Gavart d’un ton cassant, elle a aussi des devoirs envers moi, et le respect qu’elle m’accorde…
Son fils l’interrompit :
— Oh ! du respect… du respect…
— Eh bien ! quoi, fit parrain, très pâle, qu’as-tu à dire ?
Il marcha vers lui et crûment lui ordonna :
— Allons, cède-moi la place et tais-toi, je te le conseille.
Il prit le bras de sa filleule. Paul s’empara de l’autre. Et ils la tirèrent au risque de la blesser. Mais une honte les arrêta. Lucie suppliait :
— Je vous en prie, je vous en prie, je ferai ce que vous voudrez…
Eux se mesuraient du regard, les poings fermés. Le père cracha : « Misérable. » Le fils eut un mouvement de fureur. Lui aussi mâchonna une injure. Et ils étaient prêts à se jeter l’un sur l’autre, ramassés comme deux fauves qui convoitent une femelle.
À cet instant Mme Bouju-Gavart apparut. Elle sentit, à l’attitude de Paul et de son mari, qu’une altercation s’était élevée. Elle voulut confesser la jeune femme. Elle échoua.
Mais une heure après, Paul lui confiait les relations scandaleuses de son père et de Mme Chalmin, et le soir, à son tour, M. Bouju-Gavart achevait de l’édifier :
— Je ne puis garder le silence. Nous protégeons ici des infamies dont nous sommes presque complices. Cette gueuse de Lucie est la maîtresse de Paul, j’en ai les preuves.
Le lendemain était un dimanche. Robert vint à Croisset. Au déjeuner, Mme Bouju-Gavart profita d’un mot de Lucie pour la reprendre assez durement. Elle recommença plusieurs fois pendant la journée. Elle la rudoyait et la contredisait avec un acharnement visible.
À la fin Lucie se rebiffa. Ce fut le signal d’une sortie inexplicable chez une femme de caractère si modéré. Elle conclut en s’adressant à Robert :
— Voilà notre vie, mon ami. Nous vous l’avons caché longtemps, mais Mme Chalmin est intolérable, et moi, je n’en puis plus.
Robert se leva :
— Quelles que soient ma peine et ma reconnaissance pour vous, je ne puis admettre qu’on traite ma femme ainsi.
Parrain ni Paul ne s’interposèrent. Ce dénouement brutal les soulageait. Les deux époux quittèrent la campagne.
Afin de conjurer les effets de cette brouille vis-à-vis du monde, Lucie adopta une série de mesures habiles. Elle changea de coiffure. Les cheveux sur le front ne sont pas convenables, elle les releva à la chinoise. Elle ne se permit que des violettes ou des roses à son chapeau, des gants noirs, des ombrelles banales, des robes foncées, de coupe modeste. Elle se refusa momentanément à toute légèreté capable de la compromettre. Elle contraignit sa mère à l’escorter dans ses visites et dans ses courses. Elle choisit pour René une école d’enfants et régulièrement elle l’y menait l’après-midi, de préférence par les rues les plus fréquentées.