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— Il me faut trois mille francs pour le faire patienter. Si dans une huitaine je ne les ai pas, je me brûle la cervelle.

Mme Chalmin sourit, certaine de le sauver. L’amour lui inspirerait quelque artifice.

Trois, puis quatre, puis cinq jours défilèrent. Elle ne trouvait rien et commençait à désespérer. Le sixième, en achetant des parfums chez un coiffeur, à la nuit tombante, elle rencontra un vieux monsieur qui lui tendit la main.

C’était un ami des Bouju-Gavart, M. Lesire, riche industriel des environs. Sa figure, entièrement glabre, présentait deux lèvres épaisses. Des cheveux d’un blanc sale entouraient sa tête. Lucie avait toujours fui l’insistance gênante de ses yeux.

Dans la rue, il glissa son bras sous le sien et ils causèrent amicalement. Il marchait avec peine, vite oppressé, trop gras. Un ventre puissant le précédait.

Au moment d’arriver, il s’enhardit. Ses doigts pétrirent le poignet de Lucie, montèrent le long du bras jusqu’à l’aisselle, sans qu’elle feignit de le remarquer. En la quittant il insinua d’un ton paternel :

— Moi, Madame, je suis franc, je saisis toutes les occasions d’obliger. Eh bien, je sais ce que c’est qu’une jeune femme, élégante, jolie ; la toilette coûte cher, le mari n’a pas le moyen, enfin on a toujours besoin d’argent. Adressez-vous à moi, cela me fera plaisir.

Elle répliqua crânement :

— Ma foi, pourquoi pas ? Justement j’ai fait la bêtise de me payer un bracelet…

— Je vous en prie, interrompit-il, pas ici, ne me dites rien encore. Demain, chez moi, si vous voulez, vous me conterez vos embarras.

Il lui donna l’adresse et les indications nécessaires.

Elle fit pour ce rendez-vous une toilette méticuleuse : l’énormité de la somme n’effrayerait-elle pas M. Lesire ? Parfois aussi l’envahissaient des tristesses. Elle examinait dans la glace son pauvre corps qu’allaient salir d’immondes baisers. Elle le parfuma et l’orna ainsi qu’une victime sainte. Elle le considérait comme quelque chose d’étranger à elle, une sorte de martyr qu’elle menait au bourreau. Puérilement, elle, lui demandait pardon et tâchait de le consoler en lui expliquant la beauté de son rôle :

— Ne m’en veux pas, c’est pour lui, pour que tu ne sois pas privé de ses caresses.

Peu à peu, elle distinguait dans son acte un côté presque mystique. De vagues comparaisons la hantèrent, où se dessinaient les images effacées des antiques héroïnes. Sa conduite devenait grandiose. Elle se vendait par amour. Des poussées d’orgueil lui cambraient les reins.

Toute la matinée son exaltation se maintint au même niveau, et lorsqu’elle entra chez M. Lesire, ses yeux illuminés traduisaient un tel rayonnement intérieur qu’il en fut frappé.

En se dévêtant, elle dit avec une fierté superbe ces simples mots :

— Vous savez, c’est trois mille francs.

Elle ne prononça plus d’autres paroles.

L’holocauste s’accomplit.

X

La fureur de Javal déconcerta Lucie. Toute joyeuse, frémissante encore de dévouement, elle avait apporté les trois mille francs, salaire de son abjection « sublime ». Elle comptait sur une explosion de reconnaissance, mêlée de désespoir. Elle entendait déjà l’accent apitoyé de Pierre : « Pauvre petite, c’est admirable, tu es mon ange gardien. » Ne le sauvait-elle pas d’une mort certaine ?

Il l’agonit d’insultes dont plusieurs froissèrent à bon droit Lucie. Une principalement la mit hors d’elle. Elle leva la main.

— Répète-le, ose le répéter !

Il répéta :

— Sale ordure !

Elle le giffla. Une bataille s’ensuivit. Elle lui en voulut moins de sa brutalité que de sa bêtise. Il n’entrevoyait donc pas la charité divine de cette trahison. La faute de sa maîtresse l’honorait, lui, plus qu’une fidélité banale. La vénération qu’elle lui consacrait diminua.

Pourtant elle accepta de M. Lesire d’autres rendez-vous grassement rétribués. Javal en profitait sans la remercier. Elle ne s’en offusquait plus. Le renoncement trouve sa rémunération en lui-même. Appréciée ou non, elle persévérerait dans ses devoirs d’amante. Mais, de plus en plus, Javal perdait de son prestige : il ne comprenait pas.

Les largesses de Chalmin alimentaient aussi les subsides fournis à Pierre. Il avait presque doublé la pension qu’il allouait à sa femme pour les frais du ménage. Lucie opérait, en faveur de Javal, des prodiges d’économie et réclamait toujours de nouveaux fonds. Jamais son mari ne refusait. Des inventaires magnifiques clôturaient chaque année. L’argent affluait.

Il organisa leur train de maison sur un pied plus luxueux. Ne doit-on pas se tenir au rang social que vous assigne votre fortune ? Au déjeuner, la nappe blanche remplaça la toile cirée. Le soir, un plat supplémentaire fut servi. Madame eut un chien d’appartement. Au lieu d’une pipe, monsieur fuma d’excellents havanes achetés en boîte.

— Que diable, s’écriait-il gaiement, jouissons de notre jeunesse : la vie est courte, il faut la prendre par le bon bout.

On donna de grands dîners dont les invités prisèrent la belle ordonnance, les mets et les vins. Une loterie aux enchères, composée de lots charmants, les terminait. Lucie présidait en mondaine consommée. L’opinion était unanime. Aucune femme de son âge n’alliait autant de simplicité à des manières plus affables. Dans un petit conciliabule entre vieilles dames, Mme Lassalle trouva la note juste :

— Elle reçoit ainsi que nous savions recevoir.

Parmi les hommes que Robert attirait chez lui, Lucie remarqua surtout un nouveau venu. Armand Boutron était un gros garçon, robuste, d’âme simple et de tempérament sanguin. Il avait fait la guerre en compagnie de Chalmin, puis s’était fixé en Algérie. L’ennui l’en chassa. Il habitait maintenant Darnétal, où il s’occupait d’élevage et de grande culture. Il avait voué à Robert une affection inaltérable, l’ayant protégé, durant la Commune, contre les attaques d’un fédéré. Comme toutes les femmes, Lucie l’effarouchait. Il la traitait cérémonieusement.

Cette circonspection la stimula. Elle fut coquette. Armand s’en aperçut. Craignant de troubler l’union sereine de ce couple par la sympathie trop forte que lui manifestait, inconsciemment sans aucun doute, la femme de son ami, il montra une prudence maladroite.

Piquée au jeu, Lucie reprit ses exercices de séduction. Elle réédita en l’honneur d’Armand toutes les manœuvres qui avaient réduit à l’obéissance M. Bouju-Gavart, M. Berchon et tant d’autres. Elle ne négligea rien, ni les peignoirs qui moulent les formes, ni le corsage qu’on oublie de fermer, ni les faux mouvements qui laissent voir les jambes, ni le frôlement de la poitrine, ni le contact prolongé des mains nues.

Ce fut un supplice pour le malheureux. À bout de forces, il s’enferma chez lui.

Mais, par un beau soleil, Mme Chalmin prit une voiture d’où elle descendit à Darnétal. Après s’être renseignée, elle aboutit au pied d’une colline, dans une vaste prairie où paissaient des vaches et des chevaux. Sous un saule, la pipe à la bouche, Boutron surveillait des hommes qui nettoyaient une rivière.

— Vous ! vous ! articula-t-il, avec une sorte d’effroi.

Elle s’empara de son bras :

— Oui, moi, moi qui viens vous chercher. Pourquoi ne vous voit-on plus ? Rien ne compromet autant une femme que ces absences non motivées.

Il eût voulu débiter quelque fadaise qui le dispensât de répondre, mais une explication loyale convenait mieux à sa franchise. Et il dit en phrases timides :

— Il y a des choses en vous, Madame… qui vous échappent. Peut-être l’intérêt que vous me portez… est-il de nature… coupable… et votre démarche aujourd’hui…

Elle eut un rire si fou qu’il s’interrompit.