— Du reste, toutes les femmes sont pareilles, sauf les vilaines. Et tu devrais savoir plus gré à la tienne, qui n’est pas mal, de se conduire comme les plus laides.
Il sourit et, la baisant au front, lui dit affectueusement :
— Toi, tu es une honnête petite femme, et tu le seras toujours.
Cet excès de confiance la mortifia. Toujours ? Elle serait toujours fidèle à son mari ? Elle ne connaîtrait qu’un homme, qu’une façon d’aimer, qu’une étreinte ? S’il existait des voluptés meilleures, elle les ignorerait, toujours ?
Robert s’habillait. De son lit elle le regarda, avec une attention malveillante. Elle ne découvrit rien à critiquer. Il ne manquait ni d’élégance, ni de désinvolture. Mais elle lui en voulut d’être justement celui-là seul qui pût la posséder. Pourquoi pas un autre ? Pourquoi pas le premier qui lui plût ? Et fermant les yeux, elle tâcha de le voir, cet autre, de deviner ses paroles, sa manière d’agir avec elle, de la déshabiller, de la câliner, tous ces détails de l’intimité amoureuse, qui la tourmentaient par-dessus tout.
Chalmin parti, elle sauta à terre, et courut à sa glace. L’admiration absolue qu’elle s’accordait lui montra, là encore, l’insuffisance d’un homme. Elle se contemplait émerveillée, jamais lasse de ce spectacle. Quelle œuvre d’art inspirerait son corps à un peintre ou à un statuaire ! Et elle se jugea soudain criminelle de dérober au monde un tel idéal de perfection. « Une femme comme moi, se dit-elle, devrait marcher toute nue. »
Les éloges qu’elle pouvait à peine arracher à Robert lui firent hausser les épaules. Ce qu’il lui fallait, c’était l’enthousiasme des foules. Elle souleva le rideau de sa fenêtre, au risque d’être aperçue. Puis se recouchant, elle bâtit des rêves où des hommes, éblouis de sa splendeur, s’agenouillaient devant elle, les mains jointes, et balbutiaient leur extase, en des hymnes d’adoration.
Dès lors, son caractère se modifia, Robert dut supporter des mauvaises humeurs inexplicables. Il ne prononçait pas un mot qu’elle ne le contredît. Elle lui infligea des querelles à propos de bêtises, et le boudait ensuite comme s’il eût été fautif. Elle rudoyait les domestiques. Il n’était point de jour qu’on ne l’entendît crier dans la maison.
Elle fut vraiment malheureuse, moins d’une souffrance déterminée que d’une absence de joies. Quelque chose lui manquait. Sans vouloir préciser vis-à-vis d’elle-même la nature de ces joies auxquelles elle aspirait, elle en sentait le besoin. Et ce besoin grandissait, devenait une impérieuse nécessité. Elle finit par se l’avouer, elle souhaitait ardemment une aventure quelconque. Son intrigue inachevée avec Georges Lemercier ne le prouvait-il pas d’une façon péremptoire ?
Elle évitait de songer à la possibilité d’un amant, et par une hypocrisie inconsciente, elle appelait soif d’aventure l’irrésistible force qui l’entraînait vers la chute. Elle demandait à se distraire. La vie est triste, fade. Il faut l’agrémenter. Ne pouvait-elle trouver, sans faillir, un remède à son mal ?
Son corps aussi la tourmentait. Elle avait un gros chagrin à le voir si joli : « À quoi me sert d’être bien faite ? se dit-elle, je n’en jouis pas davantage que si j’étais vilaine et difforme. » Et elle eut des remords envers sa chair, comme envers quelqu’un auquel on refuse les satisfactions qu’il mérite.
Le dénouement approchait. Le premier homme qui l’eût sollicitée, l’aurait prise avec autant d’aisance que l’on prend une fille. Elle ne possédait aucune arme pour se défendre contre l’attaque. L’instinctive perversité de son tempérament, les théories de parrain, les exemples pernicieux, l’ennui, la curiosité, avaient accompli leur œuvre dissolvante. Elle ne pouvait se rattacher à rien, ni à son mari aveugle et trop honnête, ni à sa mère trop indifférente, ni à son fils qu’elle n’aimait pas suffisamment, ni à de fermes principes religieux ou moraux.
Le vice l’attendait comme un fiancé, comme un maître auquel il faut obéir. Elle était condamnée à l’adultère, et elle ne pouvait pas plus échapper à son destin que ne peut échapper à la mort le criminel désigné par la justice humaine. Elle entrerait fatalement dans l’innombrable tourbe des coupables et des menteuses, comme elles, sans doute, ballottée d’amour en amour, comme elles abreuvée d’opprobres et de honte, comme elles promise à d’âpres voluptés et à d’inexprimables écœurements.
Aucun homme cependant ne se présentait. Alors ce fut elle qui chercha.
Elle chercha parmi les amis que Robert amenait aux repas, elle arborait des peignoirs qui plaquaient ses formes, et comme on s’étonnait de son indifférence au froid, elle déclarait :
— Et je n’ai que cela sur moi : au-dessous de la flanelle, c’est la peau.
On ne comprit pas ses avances.
Elle chercha autour d’elle, parmi ses relations, au théâtre, au bal. Elle quêtait les hommages, orgueilleuse, confiante de sa valeur et du bonheur dont elle disposait. Elle adopta les mises excentriques et des allures évaporées, et copia Mme Berchon, sans atteindre à son bon goût. Avisait-elle un monsieur bien mis, d’aspect convenable, elle avait une envie folle de lui saisir le bras, de l’attirer n’importe où, et de lui crier, en arrachant son corsage :
— Tenez, regardez, qu’en dites-vous ?
Elle avait un renom de vertu trop solide pour qu’on pensât seulement à lever les yeux sur elle. Nul ne la remarqua.
Elle chercha dehors, en pleine rue.
DEUXIÈME PARTIE
I
Amédée Richard fils, commis voyageur en cuirs, représentant, pour la Normandie et la Bretagne, d’une importante maison de Paris, inscrivit sur son calepin la commande de M. Barthe, un gros fabricant de chaussures de la rue Potard. Puis il se retira. Au même moment une jeune femme passait. Il consulta sa montre. Ses courses étaient finies. Il résolut de se distraire jusqu’au dîner.
Il rejoignit Lucie place de la Cathédrale et la distança, tout en la dévisageant effrontément. Elle le trouva bien.
C’était un homme de trente-cinq ans, grand, fort, d’épaules carrées, de marche lourde, d’ensemble commun. Il portait un chapeau haut de forme et râpé et un paletot noisette de mauvaise coupe, dont le bas godait, par suite sans doute d’une doublure trop étriquée.
Elle ne perçut pas ces défectuosités, le jugeant sur sa figure, qu’il avait correcte et belle. Ses succès parmi les bonnes d’hôtel et les petites bourgeoises l’armaient d’une assurance imperturbable. Au café, en jouant la manille, il affichait des théories de don Juan qui émerveillaient ses adversaires.
— Amédée Richard fils ? disait-on, c’est un casseur de cœurs, il a toutes celles qu’il veut…
Et on lui supposait des liaisons avec des dames du monde.
Cette fois-ci cependant la rapidité de son triomphe l’étourdit. Quand il s’arrêtait, elle le dépassait, puis s’arrêtait à son tour devant les vitrines. Ils parcoururent ainsi la rue de la Grosse-Horloge. Au Vieux-Marché ils s’avançaient côte à côte. Il sifflota l’air de la Favorite :
Un ange, une femme inconnue…
Elle le gratifia d’un regard d’intelligence. Rue de Crosne, recourant à son stratagème ordinaire, il visa le bout de l’ombrelle dont elle se servait comme appui, et y posa brusquement le pied. L’ombrelle tomba. Mais le manche, un manche japonais d’un travail délicat, se brisa sur le pavé, et Richard n’en put recueillir que d’infimes morceaux.
Il se confondit en excuses. Son chagrin semblait extrême. Embarrassée, Lucie affirma :
— Ça ne fait rien, j’en ai d’autres…
— Ah ! tant mieux, soupira-t-il comme allégé.
Des gens s’attroupaient. Elle se remit en route.