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Elle s’insurgeait contre ces théories. Elle se croyait indignée. Elle l’était peut-être. Mais, malgré tout, cela s’infiltrait en elle, vivifiait dans son cerveau des cases endormies d’où rayonnaient des rêves qu’elle ne s’expliquait point. Son parrain bénéficiait de l’honorabilité qu’elle lui avait supposée jusqu’ici. Il gardait un prestige inaltérable et ses paroles prenaient une importance décisive. Elle le grondait, puis redevenant câline :

— Allons, encore une histoire ? Votre dernière passion ?

Les après-midi, au Casino, assise sur la terrasse, avec sa mère et Mme Bouju-Gavart, elle appréciait d’un coup d’œil les promeneurs qui arpentaient l’asphalte. Aucun n’échappait à ses accusations perspicaces. Pour les femmes, surtout celles que flanquait un cavalier, elle était inexorable. Les maris trompés — et tous devaient l’être — déterminaient chez elle une hilarité choquante.

Deux ou trois jours par semaine, Robert venait se reposer. Lucie se montrait fort aimable. Elle éprouvait une joie singulière à revêtir devant lui le costume de bain en forme de sac qu’il affectionnait, ainsi qu’à s’occuper de l’enfant sans relâche, comme si c’était son habitude quotidienne.

Au retour de Dieppe, les Bouju-Gavart invitèrent leurs amis à Croisset et mirent une voiture au service de Chalmin.

Après une absence de plusieurs années, consacrées à son volontariat et à ses études de droit à la Faculté de Caen, leur fils Paul arrivait d’un voyage en Suisse. Il s’installa chez ses parents.

Grand, mince, les joues roses, le visage d’une finesse toute féminine, il passait pour beau garçon, profitant de la réputation que sa mère avait laissée. D’intelligence moyenne, d’esprit alerte, libéré de tout scrupule encombrant, il comptait s’inscrire au barreau de Rouen, s’amuser pendant son stage, puis se marier, devenir ambitieux et atteindre à quelque charge publique. Il traversait à cette époque une crise amoureuse qu’il appelait de la passion, et se décernait en conséquence une nature romanesque.

Sa présence fut pour Lucie un grand élément de distraction. Tout de suite se rétablit leur entente d’autrefois, sans calcul d’une part, sans coquetterie de l’autre. Amateur de canotage, Paul entraînait la jeune femme à de longues excursions en Seine. Et quand le soleil se couchait, ils revenaient paresseusement le long de la berge, les rames lentes, la parole facile.

À l’affût maintenant de ces questions, Lucie le fit bavarder sur ses maîtresses. Son premier secret divulgué, il lâcha tout, d’un trait, livrant les noms, comme un collégien à ses débuts. Il termina d’un petit ton fat :

— Je m’arrête là. La dernière est mariée, et tu pourrais la rencontrer.

Quelques minutes suffirent à Lucie pour apprendre les amours de Paul et de Mme Ferville, femme d’un lieutenant d’infanterie en garnison à Caen.

Elle lui lança :

— Est-ce que tu l’as eue ?

Il rougit, hésita, néanmoins n’eut pas le courage de mentir :

— Non, mais c’est tout comme, nous en sommes très loin, et elle m’a promis de se donner complètement cet hiver quand le régiment de son mari viendrait à Rouen…

Elle reprit :

— Où en êtes-vous ?

Il se moqua d’elle :

— Comment veux-tu que je te dise ? Tu devrais deviner…

Et à mots couverts il essaya de lui indiquer le genre de leurs relations. Elle l’écoutait haletante, et conclut :

— C’est drôle, alors, que tu ne sois pas son amant !

Le soir, au dîner, en s’asseyant en face de son mari, entre son parrain et Paul, Lucie eut un petit rire intérieur qui dilata ses narines et illumina sa figure. Ses fossettes se creusèrent, symptôme chez elle de contentement. Robert la félicita :

— Il t’est donc arrivé du bonheur ?

Elle repartit :

— Non, mais je me porte bien, j’ai de la gaieté plein moi.

L’idée qu’elle recevait à la fois les confidences du père et du fils la ravissait. Elle les regardait alternativement, s’enquérait de leurs gestes, étudiait leurs façons de boire et de manger, enfin les mettait en concurrence l’un avec l’autre. Et elle les comparait également dans leurs maîtresses, selon l’image confuse qu’elle s’en forgeait, louant ou critiquant leurs choix, se représentant leurs attitudes et leurs procédés auprès d’elles. La possibilité d’une lutte entre eux la frappa. Ne se pouvait-il pas, en effet, qu’ils s’éprissent de la même femme ? Si c’était moi ! se dit-elle. Pourquoi non. Le père l’aimait déjà. La conquête du fils était aisée. Elle se divertit à la perspective de ce double amour dont elle serait l’objet.

Cette tâche l’absorba plusieurs jours. Elle fit subir à Paul les agaceries employées vis-à-vis de M. Bouju-Gavart. Elle lui dévoilait son ennui, se renversait au fond de la barque en des poses incommodes, et le provoquait par des frôlements de corps et des impudeurs tranquilles.

Elle échoua. Trop camarade avec elle, il ne s’aperçut point de son jeu. Sans s’obstiner, elle revint à parrain dont l’attachement lui fut d’autant plus précieux après la défaite essuyée. Leurs longues causeries recommencèrent.

Bientôt un nouvel attrait s’y ajouta. Un dimanche, la présence de Chalmin et de violentes averses contrariant leurs habitudes, à la première éclaircie, ils se rejoignirent, par un accord tacite, dans une allée voisine. S’exagérant le danger qu’ils affrontaient, ils accumulèrent les précautions, afin qu’on ne notât point leur absence simultanée.

Dès lors, à leurs rencontres les plus inoffensives, ils donnèrent des apparences de rendez-vous dont ils se délectaient. Le premier, M. Bouju-Gavart s’esquivait. Lucie, sous prétexte de gagner sa chambre et de s’y reposer, quittait le salon, s’enveloppait d’une mantille, et courait à l’endroit désigné. Son cœur battait à grands coups.

Cette complicité effaça de leurs paroles tout vestige de retenue. Habilement questionné, M. Bouju-Gavart renseigna sa filleule sur certains points obscurs qui la tourmentaient en matière amoureuse. Ce fut un cours véritable qu’il entreprit. Comme exemples, il citait les femmes qu’il avait possédées. Il les déshabillait, analysait leur tempérament, leurs tics, leurs préférences, leurs dégoûts. Il lui divulgua les raffinements les plus pervers. Et ils remuaient en souriant toutes les polissonneries de l’alcôve. Leurs yeux brillaient. Ils recherchaient les mots obscènes.

Loin d’être assouvie, la curiosité de la jeune femme s’exaspéra. Lui, ses désirs le harcelaient. Elle l’écoutait avec une avidité si étrange et se défendait si mollement contre les menues caresses dont il l’obsédait, qu’il crut souvent le moment favorable à quelque tentative. Il s’en voulait d’hésiter. Cette proie lui semblait à portée de sa main, facile, consentante, peut-être. Il n’osait pas.

— Il n’y a que les fruits gâtés qui tombent, se disait-il ; qui sait si celui-là est assez avancé !

Et, conscient cette fois de son influence malsaine, il s’écriait :

— Un amant, qu’importe ! Ce qui arrête la femme, ce sont les préparatifs de la chute, la difficulté d’échapper aux surveillances qui l’entourent et surtout la peur du scandale. Enfermez une femme avec un homme qu’elle aime et qu’elle a jusqu’ici repoussé par honnêteté, si elle est assurée que nul ne connaîtra sa faute, elle succombera. L’adultère est un instinct qui se satisfait aussi fréquemment que les circonstances le permettent.

Le matin du départ, à leur dernier rendez-vous, ils arpentaient une avenue sombre qui côtoyait la Seine, quand ils entendirent un bruit de pas et des voix qui s’approchaient. Ils se jetèrent bêtement dans le taillis. Chalmin et Paul passèrent en fumant.

Lucie se serrait contre son parrain, les joues blêmes, les bras crispés autour de son cou. Et elle resta longtemps ainsi, trop effrayée pour risquer un mouvement.

Alors il perdit la tête et la renversa. Elle s’abandonna, ne comprenant pas encore. Mais, au contact de ses lèvres sur ses lèvres, elle eut une révolte de tout son être, se dégagea et s’enfuit.