Il insista si désespérément qu’elle se rendit à sa prière. Elle le suivit. Il monta le premier, saisit les guides, et, n’avisant rien de suspect aux environs, la fit prestement asseoir auprès de lui. Puis, par précaution, il baissa la capote, accrocha le tablier de cuir et ouvrit un immense parapluie qu’elle tint en bouclier devant elle.
La voiture s’ébranla. C’était un vénérable cabriolet, haut perché sur ses quatre roues, muni à l’arrière d’un vaste coffre. Du drap bleu, défraîchi et crevé à divers endroits, capitonnait l’intérieur. Les ressorts étaient durs et l’on sautait de pavé en pavé.
Ils escaladèrent la rue de la République et la rue du Champ-des-Oiseaux. Amédée conduisait rondement. Le cheval, une grande bête efflanquée, au poil roux, à l’arête du dos tranchante, trottait par enjambées énormes qui secouaient les harnais et les brancards. En quelques minutes ils atteignirent l’octroi. Lucie ferma son parapluie et s’écria :
— Vous avez un rude cheval.
Il s’épanouit et modestement :
— Oui, c’est un canasson solide. Et je ne le presse pas. Sans cela, rien que le bruit du fouet et il va comme le vent. Ah ! nous avons brûlé la politesse à plus d’un « client », n’est-ce pas, Bichon ?
Et, se levant à demi, il tapota la croupe osseuse de l’animal.
La côte serpentait au creux d’un vallon entre deux haies touffues. De loin en loin, quelque ferme montrait son toit de chaume, ses poutres noires, et au milieu de la cour, une niche où des chiens aboyaient. Des vergers passaient, plantés de pommiers respectables, tordus, bossus, étayés, la tête neigeuse de fleurs. Des prairies de marguerites défilaient. Au sommet des collines, sur le bleu du ciel, des arbres affectaient parfois une forme suggestive. Ils s’en amusèrent, et Richard ayant apaisé l’ardeur de Bichon par des : « Oh ! là… Oh ! là », et de petits coups de rênes progressifs, désigna du bout de son fouet deux arbustes penchés l’un vers l’autre, les branches entrelacées.
— Ne croirait-on pas qu’ils se bécotent ?
La route était déserte.
— Si vous étiez bonne, dit-il, nous ferions comme eux.
Il lâcha les guides et lui entoura la taille de son bras. Elle ne résista pas, curieuse. Qu’allait-il demander ? Et elle se pelotonnait au fond de la voiture. Il l’attira d’un mouvement fort et continu. Leurs épaules se touchèrent. Alors elle frissonna, de peur et aussi de joie. Elle eut envie de se débattre, et en même temps elle souhaitait qu’il entreprît davantage encore.
Lui, la face rouge, cherchait en vain des mots d’amour. À la fin il modula simplement :
— Oh ! Lucie, ma Lucie, combien je vous aime !
Il lui baisa le front, puis, comme elle se taisait, la joue, puis la bouche. Elle tressaillit. L’image de Robert la traversa, sans cependant lui suggérer rien de pénible ou d’agréable. Amédée geignait :
— Et vous, méchante, vous ne m’embrassez pas ?
Elle répondit par un baiser. Un bruit de voiture les sépara.
La côte terminée, ils franchirent une large plaine et entrèrent dans la forêt. Le chemin contournait la maison du garde et se déroulait ensuite en ligne droite, à perte de vue, solitaire.
Amédée mit son cheval au pas. Ils recommencèrent leurs caresses en toute sécurité. De chaque côté courait un talus garni de fourrés épais, que çà et là dominait la masse d’un chêne. Puis il y eut des échappées sur de lointaines profondeurs, rayées de grands troncs lisses de hêtres. Et l’on pouvait voir aussi dans les taillis la fuite, vers un point de soleil, de sentiers romanesques, pareils à des tunnels de verdure.
Mais eux ne regardaient rien. Ils ne disaient rien non plus. Les lèvres unies, ils n’osaient bouger, non qu’ils craignissent d’interrompre leur jouissance, mais ils redoutaient la nécessité d’une conversation. De quoi s’entretenir ? Quel sujet entamer qui fût capable de les intéresser et de mettre leurs âmes en contact ? Deux jours avant ils ne se connaissaient point. Il ignorait tout de sa vie. Son passé, à lui, restait impénétrable. Et ils s’étonnaient eux-mêmes de se trouver ensemble dans ce coin de forêt, dans cette voiture, bouche contre bouche.
Alors, ne sachant quelles paroles prononcer, ils se baisaient. Ils se baisaient indéfiniment, comme s’ils eussent espéré surprendre ainsi un peu de leur existence, un peu de leur pensée.
Lui, marmottait de temps en temps :
— Oh ! Lucie… ma Lucie… chère Lucie !
Elle, une seule fois, tant ce nom lui déplaisait, répliqua :
— Cher Amédée.
Il feignit un violent accès de gratitude :
— Merci, mon adorée, merci de votre amour… moi, je vous aime comme un fou !
Ses désirs devenaient impérieux. Il dégrafa son corsage. Elle ne se défendit pas, avide d’admiration. Mais la quittant soudain, d’un mouvement sec il arrêta Bichon, inspecta rapidement les abords de la route, colla son œil à la lucarne de la capote, et s’abattit à genoux en bredouillant :
— Oh ! ma Lucie, nous sommes seuls, seuls !
Une stupeur la paralysa. Elle ne s’attendait point, en réalité, à cette tentative. Pourtant, l’idée ne lui vint pas d’une résistance. Elle s’abandonna.
Une pile de cartons s’écroula sur elle. Le bec d’une canne lui meurtrissait les reins. Puis Bichon, las de cette halte, se mit à trotter. Amédée jurait. Et tout cela lui sembla si comique qu’elle éclata d’un rire nerveux.
Revenue de sa défaillance, Lucie sortit la tête hors de la voiture et respira longuement. À gauche, elle aperçut une borne kilométrique. Elle lut : « Rouen, 6 kilomètres. » Au même moment Richard tirait sa montre :
— Cristi, déjà quatre heures ; tu m’excuseras, chérie, je n’ai que le temps.
Il fouetta sa bête et l’on partit. L’étreinte ayant dissipé leur embarras, ils eurent une crise d’expansion. Il raconta des anecdotes de sa vie errante, des histoires de femmes, de bonnes grosses farces de paysans. Elle, les bras autour du bras de son amant, les mains jointes sur sa main, la joue sur son épaule, parla de son mariage. Et, sans raison, par un besoin naturel, elle débita des mensonges. En toute sincérité elle se plaignit du caractère odieux et des façons brutales de son mari. Puis elle décrivit les passions fabuleuses qu’elle avait inspirées, arrangea son aventure avec Lemercier, et fit si bien que Richard se dit :
— Eh bien, vrai ! moi qui me flattais d’être le premier ! Quelle mâtine !
À intervalles fixes ils estimaient convenable de se donner des marques de leur affection. Ils échangeaient d’ardents baisers et Amédée répétait :
— Ma Lucie, ma petite Lucie, comme je t’aime !
Il se lançait aussi dans des phrases d’amour ampoulées qu’il n’achevait pas, ou bien se lamentait sur les rigueurs du sort.
— Hélas ! je me prépare beaucoup de chagrins. Tu es mariée, mère de famille, sans compter que tu peux m’oublier, en aimer un autre.
— Et toi, répondit-elle, toi qui voyages, ne céderas-tu pas aux occasions, à l’entraînement ?
Ils gémirent, s’accordèrent une grande tristesse, et se turent afin de la mieux savourer.
Des hauteurs boisées les entouraient. Le soleil disparut. Une voix d’homme chanta que scandait le bruit d’une cognée. Des terres de labour étalaient leurs rectangles. Un paysan les salua. Ils approchaient de Maromme, où ils devaient se séparer, et Richard, loquace maintenant, exposait ses plans d’avenir et promettait de changer sa position, si lucrative qu’elle fût, pour un métier qui lui permît de résider à Rouen.
— Je suis connu sur la place, j’ai l’habitude des affaires, la réussite est certaine, et — ajoutait-il finement — j’aurai un magasin à double entrée.
Il pérorait à tort et à travers, crevant de vanité auprès de sa maîtresse, et supputant le relief que lui vaudrait cette liaison.
Lucie l’écoutait, distraite. Le regardant, elle le jugea un peu commun, moins bien que Robert. Elle se demanda vainement pourquoi elle l’avait accepté comme amant. Une gêne l’envahit. Elle eut tout d’un coup la sensation désagréable d’être en voiture, seule avec un étranger. Le souvenir de ses caresses la laissait indifférente. Sa chair, n’ayant rien éprouvé, ne se rappelait rien et ne lui imposait pas cette tendresse lasse des gens assouvis. Et ce monsieur en chapeau haut de forme, en pardessus noisette, le buste droit, la moustache régulière, la physionomie béate, l’importuna jusqu’à mouiller ses yeux de pleurs.