Sur ces constatations très gaies, il mit la tête sur son oreiller. Un quart d’heure plus tard, Fandor était au pays des rêves.

13 – LA NOTE DE JUVE

Tandis que Fandor, goguenard, avait, en quittant Juve le matin même de sa visite au Crocodile, salué le départ de son ami d’une phrase ironique : « Et voilà le plus grand policier du monde, le premier inspecteur de la Sûreté française qui se laisse barboter par un ami ses pièces d’identité les plus précieuses », l’excellent Juve filait, de toute la vitesse de son taxi-auto, dans la direction du Palais de Justice, sans se douter des railleries que lui adressait Fandor.

« Fandor est un imbécile », pensait Juve, « ce blanc-bec s’imagine qu’il va en remontrer aux vieux de la vieille. Allons, si tout marche comme je le pense, ce soir, j’aurai des nouvelles à lui donner ».

Juve, d’ailleurs, cessa de penser à Fandor, dont il condamnait la thèse, pour s’occuper de M. Havard :

« Fandor veut que Baraban ait été assassiné, pensait encore le policier, mais il n’admet pas la culpabilité de Brigitte et de Théodore. C’est déjà quelque chose. Havard, lui, ne recule pas devant cette dernière gaffe. Il croit tenir les coupables. Allons, il faudra décidément que je ramène Baraban par les oreilles à la Préfecture de Police pour prouver qu’en fin de compte c’est moi qui ai raison, et qu’au lieu d’un crime, c’est d’une fugue qu’il s’agit. »

Descendu de voiture au Palais de Justice, Juve montait rapidement aux couloirs de l’instruction. Un juge avait été commis la veille au soir pour procéder à l’interrogatoire de Brigitte, et à l’enquête relative à la découverte de la malle verte. C’était lui que Juve allait voir, d’autant plus désireux de se trouver rapidement en sa présence qu’il pensait bien que le magistrat se rangerait à son opinion.

Juve trouva dans les couloirs de l’instruction deux hommes qui se promenaient nerveusement, à grands pas, échangeant des propos attristés.

L’un d’eux courut à lui.

— Ah monsieur Juve, disait-il, qu’allez-vous nous dire de nouveau ? Sait-on enfin le mot de l’énigme ?

Juve salua, sourit, prit un air innocent :

— Ma foi, mon cher maître, répondait-il, je viens de me lever, je n’ai encore reçu aucune communication intéressante.

Il se trouvait en face de M e Gauvin, plus désespéré que jamais, à la pensée que son fils, son pauvre fils, se trouvait compromis, de si fâcheuse manière, dans une aussi terrible histoire.

— Théodore est pourtant innocent, criait M e Gauvin. C’est monstrueux d’oser le soupçonner !

L’autre personne, à côté du notaire, s’emportait à son tour :

— Et moi, disait-il, je jurerais que Brigitte a dit la vérité. Il est inadmissible qu’elle ait pris part à l’assassinat de ce monsieur Baraban. Je donnerais ma tête à couper…

— Maître Faramont, déclara Juve avec un sérieux comique, interrompant l’interlocuteur – car c’était bien le jeune stagiaire qui parlait ainsi —, il ne faut jamais donner sa tête à couper, c’est une opération dangereuse et déplacée. J’espère bien, d’ailleurs, qu’il n’y aura pas de sitôt du travail pour Deibler à propos de cet assassinat.

Juve se débarrassa des deux hommes par de rapides poignées de main, avança de quelques pas le long de la galerie.

Un homme, sorti d’une embrasure de fenêtre, courait à lui.

— Juve ! Juve !

— Tiens, c’est vous, Michel ? Qu’est-ce que vous faites là ?

— Je suis convoqué pour les dépositions et puis, il y a autre chose ; le patron est là.

— Quel patron ? Havard ?

— Oui.

Juve haussa les épaules et fit la grimace :

— Ah, on avait bien besoin de lui, grommela-t-il.

Mais Juve avait trop le respect de ses chefs pour médire plus longtemps de M. Havard :

— Après tout, on peut bien le laisser travailler. Si Havard se trompe, nous n’en serons pas responsables.

Et changeant de ton, Juve interrogeait :

— Qui a été commis ?

— Un sieur Marsec. C’est un jeune juge d’instruction. Je ne le connais pas, chef.

— Moi non plus.

Ils allaient continuer à causer lorsqu’une porte s’ouvrit à quelque distance, un garde républicain apparut et appela à haute voix :

— Les personnes pour l’affaire Baraban sont-elles là ?

Derrière lui, un petit homme noir, coiffé d’une calotte grecque surgit, minuscule et grotesque.

— Taisez-vous donc, garde, disait-il, ce n’est point comme cela qu’on appelle les témoins. Et d’abord ce n’est pas vous qui avez à faire cet appel, mais moi.

Il était greffier et tenait à étaler ses prérogatives devant la galerie.

L’homme minuscule, cependant, ayant réprimandé le garde républicain, cria d’une voix suraiguë :

— Maître Gauvin, maître Faramont, l’inspecteur Michel.

Les trois hommes s’avancèrent. Juve ajouta :

— Et l’inspecteur Juve.

— Non, fit le greffier, il n’est pas convoqué.

— Tant pis, je me convoque tout seul.

Le greffier ouvrit les bras pour barrer la porte d’entrée du cabinet d’instruction.

— Monsieur, déclarait-il d’un ton agressif à Juve, vous ne passerez pas, il n’y a que les témoins.

Par bonheur, derrière le petit homme, le juge, à son tour apparaissait.

— Vous, Juve ? déclara-t-il, entrez donc. Je ne vous ai point fait adresser de petit avis car je pensais bien que vous viendriez.

Juve entra, serra la main du juge d’instruction, se rappelant subitement qu’il avait connu ce Marsec alors qu’il était juge suppléant en Bretagne, lors des terribles procès qui s’étaient engagés au moment de la fuite de Fantômas sur le cuirassé russe Skobeleff [10].

Tout le monde était entré dans le cabinet d’instruction. Le juge avait à peine fait asseoir ceux qu’il allait entendre qu’on frappait à nouveau à la porte.

À la seconde, celle-ci s’ouvrit, une tête passa. M. Havard demanda :

— Puis-je entrer ?

— Comment donc, riposta le juge.

Juve et M. Havard se serrèrent la main, ils échangèrent des congratulations, puis le magistrat instructeur déclara :

— Messieurs, je vous ai priés de venir, à titre de témoins pour assister ce matin à une confrontation qui m’est demandée, par commission rogatoire, par le Parquet de Vernon. Il y a d’ailleurs, et je tiens à le faire remarquer, une question de droit à étudier à ce sujet. Le Parquet de Vernon n’était aucunement qualifié pour s’occuper d’une affaire relative à un crime perpétré à Paris. Enfin, laissons cela.

Juve, à cet instant, sourit, pensant :

« Voilà décidément un petit juge cassant et prétentieux. On n’en a pas fini, s’il veut ainsi faire des manières. »

Et se penchant à l’oreille de M. Havard, Juve ajouta :

— C’est un imbécile, ce magistrat.

Mais Havard roulait des yeux furieux :

— C’est un garçon remarquable, dit-il.

Juve se le tint pour dit.

« Bon ! songea encore le policier, le patron est de méchante humeur. Taisons-nous. »

Au même instant, le magistrat reprenait :

— Messieurs, nous allons mettre en présence les deux inculpés actuellement détenus, c’est-à-dire le jeune Théodore Gauvin et la nommée Brigitte. Ils invoquent tous deux le même alibi. Ils prétendent que, sans se connaître, ils se sont rencontrés sous l’arche d’un pont, à deux heures du matin, c’est-à-dire à peu près à l’heure du crime, au cours de la nuit tragique. Nous allons voir s’ils vont persister dans ces affirmations.

Parlant de plus en plus sèchement, le juge se retournait vers le garde républicain :

— Faites entrer la nommée Brigitte.

Un instant après, la jeune femme était introduite dans le cabinet du juge d’instruction.

Brigitte était effroyablement pâle. Ses yeux étaient tirés, gonflés par les larmes, et les sanglots lui secouaient encore convulsivement les épaules.

À peine avait-elle pénétré dans la petite pièce, qu’apercevant Jacques Faramont, très ému lui aussi, elle s’élança vers lui :