— Au Crocodile, commanda Juve, place Pigalle, vous connaissez ?

Le cocher toisa l’inspecteur d’un regard de dédain :

— Oui, monsieur, oui ! Je connais.

« Bon, pensa Juve, en s’asseyant dans la voiture, il me prend pour un provincial. »

Le fiacre trottinait cependant vers les hauteurs de Montmartre et Juve se berçait d’espérances fallacieuses.

« Fandor ne se doute certes pas, pensait-il, que je me dirige vers les boîtes de nuit. Lui qui tient pour l’assassinat serait à coup sûr joliment stupéfié s’il savait que je me rends au Crocodilepour y chercher des nouvelles de l’oncle Baraban. »

En fait, c’est Juve qui, au contraire, eût été passablement ahuri s’il avait su qu’au moment même où il se rendait vers le Crocodile, Fandor venait de quitter l’établissement, en possession de tous les renseignements qu’il pouvait désirer. Les deux amis, sans s’en douter, avaient eu la même inspiration et l’un et l’autre, le même jour.

Juve, arrivé place Pigalle, paya son fiacre, et, traversant le trottoir, se dirigea vers le petit escalier qui montait au salon du premier.

À peine, hélas, avait-il mis les pieds sur les premières marches, qu’un chasseur, tout galonné d’or et plus décoré qu’un amiral suisse, se précipitait à sa rencontre.

— Monsieur, s’il vous plaît ?

— Quoi donc ?

Le chasseur se rapprochait et, mystérieusement, murmurait à l’oreille du policier :

— Passé minuit, monsieur, nous ne laissons plus entrer dans les salons les personnes qui ne sont pas en tenue de soirée. L’habit est obligatoire ici.

L’observation interloqua Juve. Bientôt, pourtant, le policier éclata de rire :

— Le règlement n’est pas pour moi, disait-il d’un ton assuré. Au surplus, je ne tiens pas à entrer dans les salons. Prévenez le gérant que j’ai besoin de le voir.

Naturellement, au ton autoritaire du policier, le chasseur se troubla, il mit la casquette à la main pour demander :

— De la part de qui, monsieur ?

— De la part du policier Juve.

Il parut, à ce moment, au Roi des Inspecteurs de la Sûreté que le chasseur le considérait avec une certaine stupéfaction. Mais, en dépit de sa modestie habituelle, Juve ne s’en étonnait pas outre mesure.

— Parbleu, pensait-il, tout en suivant le chasseur qui le conduisait à une sorte de petit salon d’attente, mon nom produit ici son effet habituel.

Juve se trompait.

Quelques secondes plus tard, en effet, le gérant du Crocodilearrivait. Il paraissait toiser de façon dédaigneuse le policier, et c’est d’un ton presque menaçant qu’il interrogea :

— Vous me demandez, monsieur ?

— Oui.

— Et vous prétendez être ?

Juve, à cette phrase, fronça les sourcils :

— Je ne prétends pas, affirma-t-il, je suis Juve, l’inspecteur Juve. Vous connaissez ?…

— Je connais très bien, répondit, narquois aussi, le gérant du Crocodile. Je connais même trop bien, peut-être…

Puis il changea de ton. Redevenant brusque, il interrogea :

— Vous avez une carte de police, je suppose ?

À ce moment, l’étonnement de Juve fit place à un véritable ahurissement. Il n’avait pas l’habitude d’être traité de la sorte.

— Assurément, dit-il, d’ailleurs, la voici…

Le policier mit la main dans sa poche, prit son portefeuille, l’ouvrit, et demeura muet de stupéfaction.

De temps immémorial, en effet, Juve plaçait dans une pochette spéciale, cette carte de police, une carte bleue, cet « œil » qui lui ouvrait d’ordinaire toutes les portes et forçait toutes les consignes.

Le matin même, Juve avait glissé à côté de cet « œil », la photographie de Baraban. Il se rappelait fort bien ce détail, et pourtant… Il devait constater qu’il n’y avait dans le portefeuille, ni photographie de Baraban, ni carte de police.

— Bon Dieu, qu’est-ce que cela veut dire ? pensa Juve.

Il fouillait rageusement dans ses papiers, lorsque, d’une voix hautaine, le gérant du Crocodile, l’interpellait à nouveau :

— Vous ne la trouvez pas cette carte ?

— Non, avoua Juve, j’ai dû la laisser chez moi, mais…

Le policier n’eut pas le temps d’achever, le gérant du Crocodileen effet, venait de se croiser les bras et le regardait dédaigneusement :

— Mon ami, conseillait-il, vous avez de la chance que je ne veuille point de scandale ici et que pour cela, je ne fasse point appeler deux agents. Je ne sais pas qui vous êtes, mais vous m’avez tout l’air d’un drôle de personnage…

— Comment ? Quoi ? interrompit Juve.

— Taisez-vous, répartit sévèrement le gérant du Crocodile, je ne veux pas me mêler de vos affaires et ce n’est pas mon métier de faire arrêter les assassins. En tout cas, retenez une chose : il n’y a pas vingt minutes, mon ami, que je me trouvais en présence de Juve, du vrai Juve, qui avait sa carte de police, lui, qui me l’a montrée.

— Qui vous l’a montrée ? répéta Juve, ah ça, mais vous êtes fou ?

Le gérant du Crocodiledevint rouge de colère :

— Dites donc, ordonnait-il, vous n’avez pas l’air de savoir à qui vous parlez. Je suis un honnête homme, moi, et vous, vous qui vous faites passer pour Juve, alors que vous n’êtes pas lui, je me demande si, par hasard… ?

Juve passa de la colère à l’ahurissement, de l’ahurissement à l’incompréhension. Qu’était devenue sa carte ? Comment un faux Juve avait-il pu se présenter au Crocodile ?

— Avant tout, pensa le policier, évitons un scandale. Si je veux me faire reconnaître, évidemment, je n’ai qu’à brusquer les choses. Au poste, il me sera facile de me faire identifier, mais en revanche, j’indisposerai ce bonhomme contre moi.

Juve répondit :

— Écoutez, je suis victime d’une erreur, d’une méprise, mais cela importe peu. Je venais vous demander des renseignements, voulez-vous me les donner ?

— Fichez-moi le camp, répondit le gérant, ou j’appelle la police.

Il n’y avait pas à résister. Juve prit son chapeau, se coiffa, et, toisant à son tour le gérant :

— C’est bien, déclarait-il, je me retire. Mais je me retire en conservant l’impression que j’ai rencontré le plus grand imbécile qu’il m’ait été donné jamais de voir.

Il fallait que Juve fût bien furieux, pour se départir ainsi de son calme. Il devait être plus en colère encore, lorsqu’il entendait le gérant appeler dans l’escalier voisin :

— Chasseur, montez donc, et conduisez monsieur jusqu’à la porte.

— Ça y est, pensait Juve à ce moment, on a peur que j’emporte l’argenterie.

Juve avait toutefois trop de sang-froid, trop de ténacité, pour longtemps s’occuper d’une aventure qui lui était strictement personnelle. En suivant le chasseur, Juve oublia la méprise dont il venait d’être victime, pour penser de nouveau à son enquête.

— Il faut pourtant que je sache, murmura-t-il. Je n’ai pas pu réussir en policier, si j’essayais de la méthode des reporters ?

— Mon ami, dit le Roi des Policiers, en adressant un gracieux sourire au chasseur, le gérant me refuse un renseignement, mais je suppose que vous qui êtes intelligent, vous allez me le donner ?

Juve, en parlant, tirait de sa poche un louis d’or, qu’il glissait dans la main du chasseur :

— Je voudrais savoir, continuait le policier, si vous connaissez de nom et de vue, un certain client de la maison, un monsieur Baraban ?

Le chasseur avait prestement empoché les vingt francs de Juve. Il se passait la main sur le front.

— Monsieur, commença-t-il, je crois que je vais m’en rappeler.

Juve comprit à demi-mot et glissa un autre louis dans la main du domestique.

— Parfait, tâchez d’avoir une certitude.

— Que voulez-vous savoir ? demanda le chasseur.

— Il venait souvent ici, hein ?

— Oui, monsieur.

— Avec une petite femme ?

— Oui, monsieur.

— La même ?

— Oh oui, monsieur, c’était un collage [12].

Juve pensa trépigner de joie :