Il commanda son menu, qu’il choisit d’une façon très recherchée.
Or, il y avait à peine quelques instants que Fandor dînait de bon appétit, lorsque le propre gérant du Crocodiles’approchait de sa table et discrètement, se penchait sur lui :
— Monsieur, demandait-il, veut-il m’autoriser à lui poser une question ?
— Assurément, répondit Fandor, laquelle ?
— Monsieur n’a-t-il pas demandé, continuait le gérant, après M. Baraban ?
Impassible, mais très joyeux à part lui, Fandor répondit :
— Oui, il vient ici quelquefois, n’est-ce pas ?
Il s’attendait presque à une réponse affirmative, il fut stupéfait de celle qu’il reçut :
— Monsieur serait fort aimable de descendre me parler au bureau, avait déclaré simplement le gérant.
Il n’avait pas besoin d’en dire plus. Fandor, à cet instant, était pris d’une formidable envie de rire :
— Bon, voilà que le gérant, qui a lu les journaux, connaît l’assassinat de Baraban et se demande comment je peux avoir rendez-vous avec lui ici. Je parie cent francs contre deux sous, que si je me laisse faire, on va dans trois minutes me prendre pour l’assassin. Heureusement, que j’ai prévu la chose et que j’ai été voir Juve tout à l’heure.
Le gérant, pourtant, attendait, respectueux mais décidé. Jérôme Fandor n’hésita pas :
— Hep, appela-t-il, regardez cela.
En même temps le jeune homme fouillait dans sa poche, prenait son portefeuille, l’ouvrait, tendait un carton à son interlocuteur ahuri :
— Vous comprenez ? demanda-t-il, inspecteur de police. Voici ma carte de la Sûreté.
Le gérant était rouge de confusion.
— Oh pardonnez-moi, monsieur. Je ne pouvais pas savoir, n’est-ce pas ? Et…
— Cela va bien, coupa Fandor, il n’y a pas de mal. Mais sachez cela pour votre gouverne : je me nomme Juve, je suis l’inspecteur Juve, d’ailleurs, pour enlever tous vos doutes, je vous en prie, examinez cette carte.
Fandor, à cet instant, faut-il le dire, faisait preuve d’une effroyable audace.
Non seulement, en effet, il tendait la carte de Juve, carte qu’il avait subtilisée le matin même chez le policier, mais encore, il offrait au gérant de l’examiner.
Si le gérant du Crocodileavait pris la carte en main, les choses eussent vraiment mal tourné pour le brave Fandor puisque ce n’était pas sa photographie qui ornait le carton.
Par bonheur, l’assurance du journaliste en imposa au personnage.
— Non, non, je n’ai pas besoin de vérifier vos titres, protesta-t-il. D’ailleurs, je connais bien les cartes de police.
Et, pour prouver son zèle, d’un geste impérieux, le gérant ajoutait :
— Monsieur Juve, n’est-ce pas, je ferai mettre l’addition au compte de la préfecture ?
Fandor gravement opina de la tête :
— En effet, disait-il. Vous me donnerez la note, je la ferai viser par M. Havard et l’on vous paiera là-bas.
Fandor montrait de plus en plus d’audace et de plus en plus, en imposait au gérant.
Juve d’ailleurs, ce nom célèbre, renommé entre tous, qu’il osait usurper, ne pouvait pas faire autrement que de lui faciliter les choses.
Ces menus détails réglés, le gérant s’informa :
— Vous recherchez M. Baraban ? Vous voudriez avoir des détails sur lui ?
— Assurément. Vous le connaissez bien, hein ?
— Parfaitement, affirma le gérant, le garçon qui m’a prévenu l’a d’ailleurs parfaitement connu aussi. Le pauvre homme était un de nos habitués.
— Un bon habitué ? demanda Fandor, clignant de l’œil.
— Un très bon habitué, répondit le gérant, souriant aussi.
Fandor, pour dissimuler l’émotion qu’il éprouvait à se sentir ainsi sur la bonne piste, se versa un verre de vin généreux et l’avala d’un trait.
— Dites-moi, demandait-il encore, feignant pour ceux qui l’observaient, de s’entretenir amicalement avec le gérant, il avait une bonne amie, hein ?
— Oui, Monsieur Juve, oui.
— Une jolie fille ?
— Eh, eh, une assez jolie fille.
— Vous l’avez revue depuis la disparition ?
Le gérant hocha la tête gravement :
— Non, Monsieur l’inspecteur, non, je ne l’ai pas revue. Je n’ai revu personne, ni elle, ni lui. Ni l’autre.
— Ah oui, répondait le journaliste d’un air fin. L’autre, en effet, quel était son genre ?
Fandor à ce moment, parlait au hasard. Il comprenait bien que le gérant du Crocodilepût connaître l’oncle Baraban et sa maîtresse, mais « l’autre » ?
— Eh bien, monsieur, il n’avait pas trop mauvais genre, à vrai dire, on n’aurait même jamais cru que c’était l’amant de cœur de cette petite femme.
— S’il vous plaît ? interrogeait Fandor, repoussant d’un geste dédaigneux une mayonnaise de langouste qu’il avait cependant savourée avec satisfaction. Cette petite femme et ce petit jeune homme venaient souvent ici ensemble ?
— Non, ripostait le gérant, pas souvent, M. Baraban fréquentait trop l’établissement. Ils devaient avoir peur de se faire pincer.
— En effet. Mais vous savez sans doute le nom de la femme ? Le nom de cette maîtresse de Baraban ?
— Hélas, M. Juve, je l’ignore.
— Diable ! pensa Fandor, c’est regrettable. Vous ne savez pas davantage le nom ou l’adresse de cet amant de cœur ? poursuivit-il.
— Pas davantage.
— Fâcheux.
— Croyez bien, monsieur l’inspecteur, que je suis le premier à regretter de ne pouvoir vous fournir des renseignements plus détaillés.
Fandor déjà, interrogeait sur un autre point :
— Vous ne savez pas, demandait-il, si par hasard, Baraban fréquentait dans les environs un de ces hôtels hospitaliers ?
Mais le gérant ne le laissa pas achever :
— Monsieur, déclarait-il, la devise de l’établissement ici, est « Complaisance et Discrétion », c’est vous dire que nous ne surveillons pas nos clients.
— Parfaitement. Eh bien, je vous remercie, je vais rapporter ces renseignements à la Sûreté, et ordonner des recherches. Je reviendrai probablement demain.
Le gérant s’inclina faisant mine de se retirer. Fandor le rappela :
— Surtout, recommandait-il, pas un mot de cette enquête n’est-ce pas ? Pas un mot à personne.
— Soyez tranquille, monsieur.
Fandor songeait à cet instant, qu’une recommandation de discrétion n’était pas superflue, car, en vérité, il ne se souciait point de créer des ennuis à Juve dont il venait d’usurper la personnalité.
Certain cependant que son enquête resterait secrète, Fandor acheva rapidement de dîner :
Du Crocodile, Jérôme Fandor se rendit chez lui.
Il avait pris soin, toutefois, de mettre deux enveloppes à la boîte, à la poste de la rue de Douai.
L’une, adressée à M. Havard, contenait la facture du dîner, épinglée à une carte de visite de Juve, l’autre adressée à Juve lui-même, contenait, avec la carte de visite de Fandor, la carte de police de l’inspecteur de la Sûreté.
« Ma foi, se répétait Fandor ce soir-là, en s’étendant sur son lit, je voudrais bien savoir la tête que fera Juve demain matin. Il sera furieux d’abord en retrouvant son « œil [9] » et en voyant que je le lui avais emprunté. Mais il sera content quand je lui apprendrai les premiers résultats de mon enquête. »
Le journaliste ferma les yeux, souffla sa bougie, s’efforça de dormir.
Il y avait à peine dix minutes qu’il était couché, lorsque brusquement, il se dressa dans son lit.
« Ah ça, murmurait-il, est-ce que je suis fou ? Qu’est-ce qui peut faire ce potin-là ? »
Il prêtait l’oreille, il écoutait attentivement.
On eût dit que, dans l’épaisseur de la muraille, quelque chose s’éboulait.
« Il n’y a pourtant pas de rats », pensa Fandor.
Il écouta quelques minutes encore, puis décida :
« C’est probablement de l’eau qui coule dans une tuyauterie. Décidément, je deviens loufoque, les moindres craquements m’apparaissent suspects. C’est sans doute parce que je suis dans une ambiance de mystères. Dame tout le monde n’a pas un assassiné comme voisin. »