— Oui, ce sera peut-être intéressant.

Puis, après avoir allumé une autre cigarette et tendu son étui à Juve, Fandor ajouta :

— Sérieusement, ce matin, vous n’avez rien appris ?

— Peu de chose. Un indicateur est venu dire à Havard que Baraban faisait souvent la noce à Montmartre.

Juve disait cela d’un petit ton tranquille, mais, en même temps ses yeux pétillaient.

Fandor, pour toute réponse, commença par faire la moue :

— Et alors ? interrogeait-il.

Juve d’abord, ne répondait pas. Il était occupé à fixer son bouton de faux col qui se refusait à entrer dans la boutonnière :

— Maudit bouton, grommela le policier. Ah ça, tu ne pourrais pas m’aider, Fandor ?

Fandor se leva, aida Juve, puis questionna :

— Naturellement, monsieur Juve estime que la fugue est d’autant plus probable que Baraban allait à Montmartre ?

— Naturellement.

Fandor alors portait les deux mains à son front :

— Bon Dieu, déclara-t-il, ce que vous êtes obstiné ! Vrai, votre tête, c’est encore pire que le crâne d’un Breton, on pourrait s’en servir pour casser les cailloux.

Juve cependant sifflotait en brossant son chapeau.

— Rira bien qui rira le dernier, dit-il simplement.

Et, s’interrompant pour jeter un coup d’œil à sa montre :

— Sapristi, je vais être en retard ! Aide-moi donc, au lieu de flâner.

Fandor connaissait assez les habitudes de Juve pour n’avoir pas besoin d’autres indications.

Quelques secondes plus tard, il avait aidé le policier à finir de s’apprêter, c’est-à-dire lui avait jeté à la volée un mouchoir propre, son porte-monnaie, ses gants, ses clés.

— Là, déclara-t-il, foutez le camp ! Juve, vous êtes beau comme un astre.

Juve se dépêchait, dégringolait l’escalier devant Fandor :

— Tu viens avec moi au Palais ?

— Non. Pas maintenant.

De surprise, Juve s’arrêta :

— Ah ça, tu as une idée derrière la tête alors ? Si tu ne viens pas, c’est que tu penses à une démarche.

— Non, riposta Fandor, c’est tout simplement que je me sens l’âme poétique et je vais aller aux Tuileries écouter la musique et donner du pain aux moineaux.

Les deux hommes étaient à ce moment au coin de la rue Tardieu. Ils échangèrent une poignée de main.

— Eh bien, tâche de tuer les moineaux. Bonne chasse ! cria Juve en appelant un fiacre.

— Et vous, bonne confrontation, dit Fandor.

Puis, le journaliste regardant Juve partir, haussa les épaules en éclatant de rire :

« Et voilà, pensait-il en lui-même, on est le plus grand policier du monde, le premier inspecteur de la Sûreté française et on se laisse barboter ses propres pièces d’identité par un ami.

Fandor, sur ces paroles énigmatiques, appela un fiacre :

— Rue Richer, 22.

À sept heures du soir exactement, Fandor sortait à nouveau de chez lui. Il était en habit, portait une fleur à sa boutonnière, s’était rasé de près, avait l’allure d’un homme chic.

— Seigneur Dieu Jésus ! s’écria sa concierge en le voyant passer. Vous allez-t’y donc voir une demoiselle pour vous marier ?

— Justement, madame, répondait Fandor, c’est exactement cela et pas autre chose. Je vais peut-être me marier cette nuit.

Quiconque se fût à coup sûr trompé au sens équivoque de ces paroles, si d’aventure on avait entendu l’adresse que Jérôme Fandor donnait quelques instants plus tard au taxi-auto qu’il arrêtait :

— Place Pigalle, au Monastère [8].

Mais pourquoi Fandor s’était-il mis en habit ? Pourquoi se rendait-il à Montmartre à une heure où Montmartre sommeille encore ?

Fandor se tenait tout simplement le raisonnement suivant : « Baraban allait à Montmartre. Bon, s’il allait à Montmartre, il doit y être connu. Bon. S’il est connu à Montmartre, j’aurai à Montmartre des renseignements intéressants sur lui. »

Fandor se rendait donc tranquillement à Montmartre, se préparant à y dîner et à y passer la nuit, à effectuer des recherches policières.

Dans sa voiture, Fandor tira son portefeuille, y logea deux petites cartes qu’il considérait en riant :

— Si Juve voyait cela entre mes mains, murmurait-il, il en attraperait deux jaunisses au moins.

Au Monastère, établissement ultra-chic, Fandor descendit. Il paya son taxi-auto puis entra dans une grande salle. Il était à peine huit heures, il y avait encore fort peu de dîneurs et les maîtres d’hôtel s’avançaient pour lui offrir une table :

— Deux couverts ? demanda l’un de ces graves personnages, peu habitués à ce qu’un gentleman vînt seul dîner à pareil endroit.

Fandor, à ce moment, eut une idée saugrenue :

— Payons d’audace, pensa-t-il.

Il jeta un regard dédaigneux autour de lui, semblant hésiter.

— Heu, dit-il, ça n’a pas l’air bien gai, chez vous. Il n’y a personne, ici.

— Il est encore de bonne heure, monsieur. Monsieur veut-il cette table ?

— Je ne sais pas, ma foi. J’ai envie de faire un tour. D’ailleurs j’attends un ami. Vous connaissez peut-être M. Baraban ?

— Je le connais sans doute de vue, mais le nom m’est inconnu.

— Au fait, j’ai la photographie de ce Baraban. Tenez, regardez-la, vous connaissez ce monsieur ?

Le maître d’hôtel prit la photographie que lui tendait Fandor, l’examina soigneusement :

— Si vous connaissez ce monsieur, poursuivit le journaliste, je vous chargerai d’une commission pour lui.

Or, visiblement, le maître d’hôtel ne reconnaissait pas le portrait de Baraban.

— Je ne suis pas très sûr, commença-t-il, mais il me semble que si monsieur veut aller faire un tour, monsieur peut me laisser cette photo, quand l’ami de monsieur arrivera…

— Inutile, coupa Fandor. On m’attendra je pense, et je vais tout juste aller prendre un apéritif au bar.

Sorti du Monastère, flegmatiquement Jérôme Fandor conclut :

— Et d’un, l’oncle Baraban est inconnu ici ! Ça, c’est une tape pour Juve.

Fandor, à ce moment, replia son portefeuille et y introduisit la photographie. Soudain, il remarqua, écrite au dos, une inscription de la main de Juve :

— Tiens, je n’avais pas vu cela ! murmurait-il.

À la lumière d’un bec de gaz, Jérôme Fandor put déchiffrer la note prise par le policier : «  Fréquentait leCrocodile  ».

Immédiatement le journaliste éclata de rire :

— Bon Dieu que je suis bête, se déclarait Fandor, je vais me balader au Monastèrequand Juve a eu la précaution de noter au dos de cette photographie l’adresse du restaurant intéressant. Ah, j’ai été rudement inspiré en volant cette photo dans son portefeuille ce matin.

Jérôme Fandor, en effet, avait tranquillement subtilisé dans le portefeuille de Juve, la photographie de Baraban.

Un quart d’heure plus tard cependant, le journaliste entrait au Crocodile. Il était tout près de huit heures et demie, et, dans les salons de l’établissement, la foule des dîneurs se pressait.

— C’est mieux ici, pensa Fandor, et puis, je connais la boîte. C’est même ennuyeux on pourrait m’y reconnaître.

Jérôme Fandor déposa son pardessus au vestiaire et du pas d’un dîneur tranquille, gagna une petite table. Là encore, un maître d’hôtel s’avança vers lui :

— Deux couverts pour monsieur ?

— Heu, je ne sais pas trop, je pensais retrouver un de mes amis, mais il n’est pas là. Vous connaissez M. Baraban ?

— De vue peut-être, monsieur, mais de nom…

— Tenez, mon ami, cela éclaircira vos souvenirs.

Il tendit la photographie, interrogeant :

— Vous rappelez-vous cette tête-là ?

— Non, monsieur. Mais il vient tant de monde ici.

— En effet.

Jérôme Fandor au même moment, décidait de ne point insister :

— Après tout, pensait-il, Baraban ne venait peut-être ici qu’aux heures avancées de la nuit. Montmartre n’est guère fréquenté à l’heure du dîner, je poursuivrai mon enquête auprès des bars mêmes qui prennent service aux environs de minuit.