— Des inquiétudes ? à quel sujet ?

— Je n’ose pas te le dire.

— Et moi, je veux que tu parles.

— Hier, ton frère est venu aussitôt après ton départ, et il m’a fait une scène terrible, m’accusant d’être un mari aveugle, m’affirmant que j’étais cocu.

— Mon frère est un imbécile.

— Non, fit Timoléon, c’est un brave garçon, seulement il est un peu vif, exagéré, et puis, s’il parlait ainsi, c’était dans notre intérêt, pour sauvegarder l’honneur de la famille.

— L’honneur de la famille… l’honneur de la famille… De quoi se mêle-t-il, maintenant, Martial ? Véritablement, c’est extraordinaire. Insupportable. J’en ai assez, entends-tu, Timoléon ? Si jamais Martial s’avise de te reparler de ces choses-là, tu le prieras de s’adresser à moi. Et je m’en expliquerai avec lui une bonne fois pour toutes.

— Oh, je ne demande pas mieux, moins il y aura d’histoires et plus je serai satisfait. L’essentiel, pour moi, c’est, en somme, d’être assuré que je ne suis pas cocu.

Il attira Delphine tout près de lui, lui serra tendrement la taille :

— Dis-le-moi, fit-il d’une voix émue.

— Quoi ?

— Eh bien, que je ne suis pas cocu.

La jeune femme ne répondit pas. On venait de frapper à la porte du salon. Elle s’arracha des bras de son époux.

— Entrez.

La bonne se présenta.

— C’est l’institutrice.

— Quelle institutrice ?

— Celle que Madame a fait venir de Bayonne.

— Eh, tu t’y prends de bonne heure, ma Delphine. Tu engages des institutrices, et nous n’avons pas encore d’enfants.

M me Fargeaux ne répondit pas à son mari, mais elle demeura tout interloquée, ahurie, ne comprenant rien à ce qu’annonçait la bonne.

— Vous êtes sûre que c’est pour moi ?

— Oui, Madame, précisa la servante, c’est une jeune dame qui est venue comme ça sonner à la porte du château, et elle m’a dit : « Prévenez M me Fargeaux que l’institutrice qu’elle veut engager est arrivée. »

Delphine était bien trop intelligente pour ne pas se douter qu’il y avait là quelque mystère qu’il lui fallait élucider avec adresse.

— Faites entrer cette personne dans le petit salon, dit-elle, je vais aller la rejoindre.

La bonne obéit. Timoléon Fargeaux se disposait à suivre sa femme dans le petit salon, et il n’était pas autrement fâché à l’idée de voir l’institutrice.

M me Fargeaux l’en empêcha :

— Toi, fit-elle, reste ici, ça n’est pas l’affaire des hommes de s’occuper du personnel de la maison, et ça m’agace de t’avoir tout le temps sur mes talons.

— Bien, bien, répondit l’excellent Fargeaux, qui renonça aussitôt à son projet. Ne te fâche pas, je n’irai pas voir la personne, seulement je sors pour aller fumer ma pipe dans le jardin.

— C’est cela, va fumer ta pipe.

Quelques instants après, M me Fargeaux pénétra dans le petit salon. À peine y fut-elle entrée qu’elle poussait un cri :

— Ah mon Dieu, la femme de cette nuit.

M me Fargeaux reconnaissait en effet la mystérieuse personne qu’elle avait trouvée en tête à tête avec l’infant d’Espagne, dans les appartements de ce dernier, à l’ Impérial Hôtel. M me Fargeaux tressaillit de colère :

Par exemple, c’était plus fort que tout :

— Eh bien, Madame, s’écria-t-elle, incapable de rester calme, devant cette personne, vous avez un fameux toupet. Non seulement je vous trouve hier soir là où je devais être, mais je vous revois aujourd’hui, chez moi. Vous avouerez que c’est un peu raide, et que je suis en droit de me fâcher. D’abord, que voulez-vous ?

— Vous auriez pu commencer. Madame, par me demander ce que je voulais, cela vous aurait évité des paroles inutiles, et quelque peu compromettantes, non pas tant pour moi que pour vous.

— Il suffit. Alors Madame, que voulez-vous ?

— C’est, bien simple, fit Hélène, je veux que vous m’accordiez pendant quelques jours, votre hospitalité.

— Vous êtes folle ?

— J’ai mon entière raison. Toutefois, pour dissimuler ce que la chose pourrait avoir d’étrange, vous me ferez passer pour l’institutrice de vos enfants.

— Mais je n’ai pas d’enfants.

Hélène réprima un sourire :

— Peu importe, Madame, je serai alors gouvernante de votre personnel, la sœur de la femme de chambre, la lingère chargée de quelques réparations. Je n’ai pas de vanité. Je passerai pour ce que vous voudrez. L’essentiel pour moi, c’est d’habiter ici, chez vous.

— Vous vous moquez du monde, Madame ?

— Je vous assure que non.

— Madame, je ne veux plus entendre vos propositions, allez-vous-en.

— Je ne sortirai pas.

— Pourtant, il le faudra bien.

Les deux femmes se mesurèrent du regard. Hélène reprit d’un ton très posé :

— Vous allez accepter de me garder chez vous. Si vous vous y refusez encore, j’irai de ce pas, révéler à votre mari, votre conduite de cette nuit.

Delphine Fargeaux baissa les yeux, se tordit les mains :

— C’est du chantage, fit-elle.

Hélène rougit. Elle répliqua embarrassée, mais sur un ton d’absolue sincérité :

— Vous avez dit le mot, Madame, c’est du chantage, mais soyez assurée qu’il n’est inspiré par aucun mauvais sentiment, bien au contraire. Je ne tiens pas à vous trahir, et cependant, il est indispensable que j’obtienne de vous ce que je veux. Il est nécessaire que j’habite votre maison pendant quelques jours, il y a, à cela, des motifs graves que je ne puis vous révéler pour le moment. Je m’en excuserai plus tard auprès de vous, je me justifierai, et vous reconnaîtrez que si j’ai agi de la sorte c’est parce que j’y étais contrainte et forcée, il y va d’ailleurs de votre intérêt et de votre honneur.

— Qu’est-ce qu’ils ont tous, à s’occuper ainsi de mon honneur ?

Néanmoins, se rendant compte que cette jeune femme avait décidément des motifs graves, pour lui faire son étrange requête avec autant d’insistance, Delphine Fargeaux répondit :

— Soit, en principe, je ne dis pas non. Supposons donc que j’accepte de satisfaire à votre désir et que vous allez passer désormais pour la gouvernante de la maison. Est-ce tout ce que vous voulez ?

Hélène hocha la tête :

— Non, Madame, il y a autre chose.

— Quoi, grands dieux ?

— Il s’agit de votre frère. M. Martial Altarès, spahi, est bien votre frère, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Savez-vous qu’il est arrêté ?

Cette question était si brusque que Delphine Fargeaux vacilla sur ses jambes et dut s’asseoir sur un fauteuil.

— Que racontez-vous là, Madame ?

— Mademoiselle.

M me Fargeaux reprit :

— Que racontez-vous là. Mademoiselle ? Mon frère est arrêté ? Pourquoi ? qu’a-t-il fait ?

— Il a tiré sur moi un coup de revolver et m’a blessée à l’épaule.

Delphine, en effet, ne savait rien de ce qui s’était passé sitôt après son départ des appartements de Son Altesse Royale, qu’elle avait quittés précipitamment. Elle avait connu le début du vaudeville qui s’était déroulé entre elle, Hélène et l’infant d’Espagne, elle avait ignoré le drame dont son frère, jaloux de l’honneur de la famille avait été le héros principal et Hélène, la victime qui n’en pouvait mais.

Cette dernière mit rapidement M me Fargeaux au courant de l’aventure. Hélène avait compris ce qui s’était passé en apprenant par l’interne que Martial Altarès était le frère de Delphine Fargeaux et elle s’était rendu compte qu’elle avait été victime d’une erreur. Le spahi avait voulu tirer soit sur sa sœur fautive, soit sur l’infant coupable. Il avait atteint un tiers, par le plus grand des hasards.

Delphine Fargeaux écoutait ce récit, qu’elle n’interrompait que d’interjections étouffées, d’exclamations plaintives, et soudain, une pensée lui vint à l’esprit :

— D’abord, interrogea-t-elle, en fixant Hélène dans les yeux, comment étiez-vous là, à l’ Impérial Hôtel, en tête-à-tête avec l’infant ?