— Je vous en prie. Monsieur, insista la jeune fille, cessons cette plaisanterie, soyez net et franc. Dites-moi, voici près de quatre jours que je vis seule, prisonnière dans cette maison, après avoir été victime d’un enlèvement odieux. Si vous en êtes l’auteur, dites-le, je saurai ce qui me reste à faire.

— Mais calmez-vous, Madame, s’écria-t-il, nous sommes seuls ici, tous les deux, absolument seuls, il est inutile de jouer cette comédie de l’indignation, personne ne peut nous entendre. Votre excellent mari est loin de se douter…

— Mon mari ? interrompait Hélène interloquée, ah çà, Monsieur, mais que signifie toute cette histoire ? Je ne suis pas mariée, je ne…

— Nierez-vous donc que vous soyez Madame Delphine Fargeaux ?

Hélène ne répondit pas, elle était de plus en plus abasourdie, et au surplus un nouvel incident venait de se produire. À sa grande surprise, à la surprise également de son interlocuteur, la porte du salon dans lequel ils se trouvaient tous deux, porte qui communiquait avec le couloir, venait de s’ouvrir, livrant passage à une femme qui, croisant les bras sur sa poitrine, déclara sur un ton de colère à peine déguisée :

— M me Fargeaux, c’est moi et personne d’autre.

***

Quelques jours auparavant, si quelqu’un avait éprouvé à la fois de la surprise et de l’étonnement, et aussi du dépit, c’était sans contredit la petite M me Fargeaux, lorsqu’elle avait attendu pendant près d’une nuit entière les gens auxquels elle avait donné rendez-vous et qui n’étaient pas venus.

Quatre jours auparavant, M me Fargeaux, profitant de ce que son mari et son frère, qui dînaient avec elle, étaient lancés dans une discussion fort importante sur la manière de soigner les boeufs, était sortie subrepticement de son château pour rejoindre près du pavillon de chasse deux Espagnols avec lesquels elle avait hâtivement réglé les dernières conditions de son prochain enlèvement.

M me Fargeaux, en effet, avait été remarquée quelques jours auparavant par un superbe Espagnol qui passait en automobile non loin de sa propriété et qui s’était arrêté sur le bord de la route sous un prétexte quelconque. La jeune femme avait senti qu’elle plaisait à l’élégant touriste et celui-ci produisait sur elle la meilleure impression. Elle en rêvait longtemps, aussi était-ce avec une joie extrême qu’elle apprit un jour, par deux messieurs qu’elle rencontrait, comme par hasard, que le bel automobiliste aperçu par elle n’était autre que don Eugenio, infant d’Espagne, frère cadet du roi et que don Eugenio était prêt à mourir de plaisir si la belle M me Fargeaux consentait à lui accorder une nuit, voire même une heure de tête à tête. Affolée, grisée par cette conquête inattendue, la naïve petite bourgeoise promit tout ce que l’on voulait. Et c’est pour cela que, le soir où son frère le spahi dînait chez elle, Delphine s’était éclipsée pour aller causer des détails de l’enlèvement romanesque avec les envoyés de l’infant d’Espagne.

Ceux-ci devaient la retrouver une dizaine de minutes après le départ du spahi. Or, le spahi était parti et Delphine Fargeaux, bien que toute prête à se laisser enlever, n’avait pu y parvenir, car les Espagnols ne venaient point la chercher.

Que s’était-il passé ?

Les Espagnols étaient bien revenus, en effet, ils avaient bien enlevé une femme, seulement ils s’étaient trompés et au lieu d’entraîner dans leur automobile M me Fargeaux, toute prête à se laisser faire, c’était Hélène qu’ils avaient conduite à Biarritz.

M me Fargeaux avait téléphoné à l’ Impérial Hôtelet appris que l’arrivée de son Altesse Royale avait été retardée de quarante-huit heures.

— C’est pour cela, avait-elle conclu, que ses envoyés ne sont pas venus me chercher.

Et elle avait attendu de nouvelles indications, mais rien n’était venu. C’est pourquoi M me Fargeaux, inquiète et parfaitement décidée à tromper son mari avec l’infant d’Espagne, redoutant d’avoir été oubliée par ce grand personnage, avait décidé de venir le trouver.

Elle avait raconté à son mari qu’elle était obligée d’aller voir à Dax une tante malade et elle était partie dans l’après-midi. Seulement, au lieu de se rendre à Dax, elle était partie pour Biarritz où elle arrivait à huit heures du soir. Pendant ce temps là, son frère le spahi, inquiet de ne point la trouver à Dax, songeant à la disparition d’une femme que signalaient les journaux, venait demander aux magistrats, à la Bicoque, s’il ne s’agissait pas de sa sœur.

Donner un pourboire généreux à la femme de chambre afin de pouvoir s’introduire dans l’appartement où se tenait l’infant d’Espagne fut pour Delphine Fargeaux un simple jeu. L’adroite petite personne entrait à l’instant dans le couloir, écoutait à la porte et, avec la plus grande surprise, entendait prononcer son nom, cependant que l’accent guttural de l’un des interlocuteurs lui prouvait que l’homme qui parlait n’était autre que son Altesse Royale don Eugenio.

Mais, en entendant aussi une voix féminine, le sang de Delphine Fargeaux ne fit qu’un tour.

Ah, par exemple, voilà qui était inattendu et inadmissible, l’infant était là, avec une autre femme et il prononçait son nom à elle, c’est donc qu’une intrigante avait pris sa place et qu’une fille quelconque, éprise sans doute de l’infant d’Espagne, s’était donnée pour M me Fargeaux. Eh bien, elle allait le payer cher :

— On ne se moquera pas de moi comme ça longtemps, grogna M me Fargeaux qui, en l’espace d’une seconde, comprit, ou du moins interpréta à sa façon ce qui avait dû se passer. Si les Espagnols organisateurs de l’enlèvement n’étaient pas revenus la chercher, c’est qu’évidemment ils la croyaient arrivée à l’ Impérial Hôtelet pourquoi croyaient-ils cela ? parce qu’on avait pris sa place. Delphine Fargeaux n’hésita plus, elle poussa la porte, et brutalement s’introduisit dans la pièce.

C’est alors qu’Hélène et l’infant, abasourdis, l’un et l’autre, voyaient entrer cette troisième personne qui déclarait d’un ton tragique et convaincu :

— Madame Fargeaux, c’est moi.

***

Quelqu’un cependant avait suivi M me Fargeaux, et à peine celle-ci avait-elle quitté le domicile conjugal, sous prétexte d’aller voir une tante malade, qu’il intervenait et parlait à son mari.

Ce quelqu’un n’était autre que le spahi, le frère de Delphine, Martial Altarès.

Le militaire, volage pour son propre compte, était excessivement strict et sévère dès lors qu’il s’agissait de sa sœur. Or, depuis quelques jours, les attitudes de Delphine déplaisaient au spahi et son indignation ne connut plus de bornes lorsqu’il s’aperçut, après l’avoir cru morte, qu’au lieu de partir pour Dax voir sa tante, nullement malade, Delphine avait pris le train pour Biarritz, où, assurément, elle allait rejoindre son amoureux.

Le spahi, alors, était revenu trouver son beau-frère, il arrachait Timoléon Fargeaux à la sieste béate que faisait le brave homme, lui avait déclaré à brûle-pourpoint :

— Vous êtes cocu,

— Non, ça n’est pas possible, avait répondu le mari réveillé.

— Imbécile, quand je vous le dis, qu’elle nous trompe !

— Elle me trompe, voulez-vous dire ?

— Il s’agit bien de plaisanter, quand je dis qu’elle « nous » trompe, c’est parce qu’elle nous trompe tous les deux, vous comme mari et moi comme frère. Nous sommes dupés l’un et l’autre, d’une façon différente, sans doute, mais enfin nous le sommes.

— Vous vous emballez tout le temps, mon cher ami ! Avant de porter de semblables accusations, il faut être sûr de son fait et lorsqu’on en est sûr, il est préférable de se taire. Étant donné que la chose est irrémédiable, tout ce que l’on pourrait faire ne la changerait pas. D’ailleurs, avez-vous des preuves ?

— On voit bien, fit-il, que vous êtes un homme du Nord, pas de sang dans les veines, pas de tempérament, tandis que nous autres, gens du Midi, nous sentons les choses, nous vibrons.