Or, Ellis Marshall, en remontant l’escalier conduisant à son appartement, entendit grelotter la sonnette de son téléphone.

— Oh, pensa-t-il, sans d’ailleurs se hâter le moins du monde, car il avait horreur de se presser, voici que quelqu’un voudrait me causer. C’est grand dommage, la communication va être certainement coupée avant que je ne sois chez moi.

Il continua à gravir les étages, introduisit la clé dans sa serrure, ouvrit sa porte, posa d’un geste qui n’avait rien de précipité son chapeau à un porte-parapluie, puis enfin se dirigea vers l’appareil téléphonique.

— Allo, s’informa l’Anglais. Que demande-t-on ?…

Au bout de la ligne, une voix d’homme, répondit :

— Allo, c’est bien à M. Ellis Marshall que j’ai l’honneur de parler ?

— À moi en effet et à qui ai-je l’avantage ?

— C’est le coiffeur, monsieur Marshall.

Ellis Marshall ouvrit de grands yeux, fort étonnés, ne comprenant guère ce que « le coiffeur » pouvait lui vouloir.

— Que désirez-vous ?

— Allo monsieur Marshall, je voulais vous informer que mon garçon Louis, mon garçon ordinaire, est tombé malade. Ce qui fait que demain je ne pourrai vous envoyer personne. Voulez-vous m’autoriser à vous envoyer aujourd’hui un nouveau garçon ? Auriez-vous le temps de le recevoir ce soir ?

Ellis Marshall réfléchissait. Il avait coutume, deux fois par semaine, de faire venir chez lui un garçon du perruquier voisin, qui rafraîchissait sa chevelure, le gratifiait d’une bonne friction et enfin le rasait.

— Aoh, dites à votre garçon qu’il vienne tout de suite ; justement, je ne serai pas fâché d’être rasé ce soir même.

L’Anglais raccrocha le téléphone, se débarrassa de son col, puis passant à son cabinet de toilette, commença à préparer le smoking qu’il comptait revêtir quelque temps après le départ du garçon coiffeur.

Il y avait quelques minutes déjà qu’Ellis Marshall avait terminé tous ces préparatifs et qu’il venait de s’étendre dans un confortable fauteuil, lorsqu’on sonnait à sa porte :

Ce perruquier avait bien la tête la plus « perruquière » qui soit. C’était un jeune garçon de vingt-cinq à trente ans, exagérément chevelu, sentant d’une lieue le parfum à la rose, pommadé et peigné avec un soin extrême, la barbe en pointe du plus beau noir et une fine moustache retroussée à la mousquetaire.

— Isidore Lubin, pour vous servir, monsieur. Isidore Lubin, le garçon coiffeur dont on vous annonçait l’arrivée il y a quelques minutes. Oh, oh, vous avez de beaux cheveux.

À l’exclamation flatteuse d’Isidore Lubin, l’Anglais répondit par un haussement d’épaule :

— Ah oui, dit Marshall, entrez. Vous allez, n’est-ce pas, me tailler les cheveux légèrement, me les rafraîchir, et après vous me ferez la barbe ?

Tout en parlant, Ellis Marshall, précédant le garçon coiffeur, venait de regagner sa chambre à coucher. Il s’était assis sur un fauteuil après s’être lui-même enveloppé d’un grand peignoir. À sa droite se trouvait une table recouverte d’un linge blanc sur laquelle il avait disposé ses peignes, ses brosses, ses rasoirs, tout l’attirail nécessaire.

L’Anglais avait fermé les yeux. Mais c’était, en vérité, un étrange garçon perruquier : campé debout au milieu de la pièce, il croisa les bras, il regarda fixement Ellis Marshall et s’écria :

— Eh bien, non monsieur, je ne vous couperai pas les cheveux. Inutile d’insister, je ne vous les couperai pas.

— Et pourquoi ?

Mais, une main sur son épaule, le garçon perruquier forçait son client à se rasseoir.

— Pourquoi ? continuait l’étrange envoyé de la maison de coiffure, pourquoi je me refuse à vous couper les cheveux, vous le demandez, monsieur ? En vérité, c’est scandaleux. Je m’y refuse, monsieur, parce que vous avez une chevelure superbe, une chevelure qui, avec un peu de soins, pourrait, en étant artistement peignée, être aussi belle que la mienne. Vous me prenez pour un garçon coiffeur, monsieur ?

— Mais oui, sans doute je vous prends pour un garçon coiffeur.

— Eh bien, vous vous trompez. Je suis un artiste, capillaire, il est vrai, mais il n’y a pas d’artistes inférieurs aux autres. Tous les arts son égaux. La beauté est estimable sous toutes ses formes.

Et, sans doute, l’artiste capillaire eût longtemps continué sur ce ton si soudain Ellis Marshall n’en avait eu assez.

— Aoh, fit-il avec la rudesse spéciale aux fils d’Albion, vous m’embêtez, mon ami. Voulez-vous, oui ou non, me couper les cheveux ?

Si Ellis Marshall pensait avoir le dernier mot, il se trompait. Loin de se démonter, en effet, à l’apostrophe de son client, le garçon coiffeur n’en paraissait nullement affecté :

— Monsieur, répondait-il, ou, si vous le voulez, milord, car je parle anglais, je connais un peu la langue de Shakespeare, je ne vous couperai pas les cheveux, je ne vous les couperai pas. Et si vous voulez en savoir le motif, je vous l’expliquerai à mon tour, avec cette sécheresse de termes qui est propre à la langue française – vous voyez monsieur, que j’ai de l’instruction – je ne vous les couperai pas, parce que vous les couper serait idiot.

— Mais enfin ?

— Oh, il n’y a pas d’enfin. Voyons, réfléchissez. Vous êtes pileux, monsieur, vous êtes pileux. Vous avez une chevelure, je vous le répète, admirable, pourquoi voulez-vous y porter le fer ? pourquoi y frayer un passage à coup de tondeuse ? nul n’habite dans votre chevelure, monsieur. Tenez, en ce moment, vous vous coupez en brosse. Pardon, je veux dire, vous portez la taille en brosse. Bien. Mais, monsieur, vous ne seriez pas pileux que vous pourriez la porter, cette taille. C’est une taille économique, une taille avare, une taille à la disposition de toutes les têtes. Or, étant pileux, je le répète, ayant cette chance exceptionnelle, comme moi, monsieur, vous devez, monsieur, comme moi, adopter une coiffure qui mette en relief votre pilosité.

— Et c’est pourquoi vous ne voulez pas me couper les cheveux ? aoh, vous êtes fou, mon garçon.

— Artiste, monsieur, artiste. Laissez pousser vos cheveux. Laissez-les pousser. Croyez-moi, voilà mon conseil d’homme de l’art. Si vous le voulez, d’ailleurs, je reviendrai dans huit jours et alors vos cheveux seront assez longs pour que je puisse vous faire une taille à l’Absalon, à la Clovis, à la mérovingienne, quelque chose enfin.

Ce garçon, évidemment, était fou, ou ivre, peut-être ?

— Bah, répondit-il simplement à la diatribe du perruquier, ne me coupez pas mes cheveux, puisque cela vous désoblige, mais faites-moi la barbe, s’il vous plaît.

Et, en même temps qu’il prononçait ces mots, Ellis Marshall se demandait, amusé malgré lui, si le perruquier amateur de pilosité allait bien vouloir consentir à lui tailler la barbe.

Il devait être rapidement rassuré :

— La barbe ? oh, la barbe tant que vous voudrez. Je vous la raserai une fois, deux fois, trois fois. Je ferai mieux, monsieur, si tant est que cela puisse vous agréer, je ne me contenterai pas de vous la raser, je vous l’épilerai. La barbe est inesthétique, laide, sale ; c’est une honte que les hommes soient barbus. La barbe cache les traits du visage, dissimule le dessin de la bouche, atténue la ligne du menton, donne un air efféminé au visage. Oui, monsieur, je vous enlèverai votre barbe. D’ailleurs, vous allez juger de mon savoir-faire.

Comme s’il accomplissait un sacerdoce, le garçon coiffeur se hâta en effet vers les accessoires disposés sur la table à toilette, il emplit un petit bol de poudre à savon, s’arma d’un blaireau, puis, à tour de bras, avec une vigueur extrême, savonna son client.

— Vous allez voir, monsieur, répétait-il.

Ellis Marshall, qui, à cet instant, subissait la violente friction du blaireau, était hors d’état de répondre. Et le perruquier n’arrêtait pas :

— La grande affaire, expliquait-il, la grande affaire, monsieur, quand on veut raser, c’est d’avoir la main légère et sûre, de ne pas s’y reprendre. Or, voyez-vous comment j’opère. Je pose mon rasoir sur le haut de votre joue, je le laisse descendre jusqu’à votre menton. Ainsi je fais à droite, ainsi je fais à gauche. Puis le dessous du menton, puis le dessus des lèvres, là, là, ne bougez pas. C’est une opération qui est faite. Voilà, monsieur.