— Eh bien, mon vieux, s’écrie Père Grelot, si c’est comme ça que tu pratiques, tu peux bien être certain d’aller le soir coucher à la boîte. Ah, t’en as de la délicatesse.
Mimile, de son côté, pouffa :
— C’est rien farce, c’est rien du tout à attraper, ce truc-là. Mais tant qu’on ne l’a pas, n’y a rien à faire. Allez, vas-y, mon poteau.
Fandor, toute la matinée, de la sorte, écouta les conseils intéressés, – il avait donné dix francs, – et intéressants du père Grelot.
La méthode du vieillard était d’ailleurs bien simple. Il expliquait à ses élèves comment il fallait procéder pour dévaliser un « pante » sans que celui-ci puisse s’en douter, puis, ayant décomposé théoriquement les mouvements à faire, il les exécutait pratiquement sur le mannequin avec une habileté telle que jamais il ne faisait tinter le moindre grelot.
— Tant que ça sonne, répétait l’ignoble vieux, c’est qu’on n’a pas la main douce.
Et Fandor recommençait.
Le journaliste, d’ailleurs, s’appliquait avec une si réelle attention à suivre les excellents conseils de son professeur qu’il fit bientôt de rapides progrès. Au bout de deux heures d’exercices, Mimile, tout comme le père Grelot, le couvrait d’éloges.
— T’as rudement des dispositions, disait Mimile.
Après divers exercices, Père Grelot devint curieux :
— Allons, dit-il, confesse que tu t’es rouillé, mais qu’autrefois t’avais déjà exercé le métier. Non. Jamais. Vingt dieux, tu m’épates. Ah, en voilà assez pour aujourd’hui.
Mais Fandor n’était pas de cet avis.
— Non, dit-il, j’ai un coup à faire ce soir, un coup que je veux réussir à toute force. Père Grelot, vous m’avez fait faire de l’entraînement jusqu’à présent, mais ça ne suffit pas. Tâchez voir moyen à me faire attraper le coup pour faire un porteufe.
Cent sous de plus valurent à Fandor de travailler encore plusieurs heures, mais réellement, quand il sortit de chez le père Grelot, après force promesses de revenir et même d’entrer dans de « petites combines », Fandor était passé maître dans l’art de « faire » un portefeuille.
Le journaliste était radieux.
23 – LA POCHE D’ELLIS MARSHALL
— Touché, monsieur.
— Mais pas du tout, prince, plaqué et passé.
— Allons donc, ma lame a plié.
— C’est bien possible, mais elle a plié sur ma riposte.
— Jamais de la vie, monsieur le prévôt. Je crois savoir ce que je dis, et ce n’est pas la première fois.
— Et moi, prince, je puis vous affirmer que je n’ai pas l’habitude de discuter les coups et encore moins de ne point annoncer ceux que je reçois.
— On ne le dirait pas, monsieur le prévôt.
— Prince Nikita, vous oubliez à qui vous parlez ?
— Je n’oublie rien du tout, mais je vous ai touché.
— Je vous répète que votre lame a passé.
— Alors j’en ai menti ?
— Mais décomposez donc le coup. Vous verrez vous-même.
— Je ne verrai rien du tout.
— Là, là, messieurs, du calme. Du calme. Oubliez-vous donc les règles d’honneur qui font du jeu d’escrime un jeu noble et élégant ? Je ne puis comprendre que vous discutiez ainsi à propos d’un coup de bouton. N’est-il pas vrai, monsieur Ellis Marshall ?
— Aoh oui. Cela était très vrai. Une dispute de la sorte était shocking.
***
Dans la salle d’armes que fréquentait le prince Nikita, fort bon tireur, l’altercation qui venait de s’élever entre l’officier russe et le prévôt d’armes n’était pas, en effet, sans causer quelque peu de scandale. On n’était pas accoutumé à voir de la sorte chercher avec une ardeur si grande la réalité d’un coup douteux.
Le prince Nikita et le prévôt qui faisaient assaut étaient depuis longtemps en mauvaise intelligence. Une jalousie séparait les deux hommes, qui provenait du fait que certain jour, en assaut public, le prince Nikita, simple amateur, avait remporté la victoire sur le professionnel. Jamais ce dernier n’avait pu pardonner sa défaite à l’officier.
Or, comme le prince Nikita, à l’exemple du prévôt, haussait le ton pour discuter, dans la salle d’armes tous les escrimeurs présents, échangeant des regards ironiques, cessaient de tirer, se groupaient, regardaient.
— Il est possible, déclara le prince Nikita en se retournant vers ceux qui venait de le blâmer, il est possible, messieurs, que vous trouviez extraordinaire que je m’obstine à vouloir faire compter cette touche. Mais cela vient sans doute de ce que vous n’avez pas vu le coup. Il était indiscutable.
— Si peu indiscutable, reprit le prévôt, que je nie formellement les prétentions du prince Nikita.
Cela risquait de durer.
— Aoh, répétait Ellis Marshall qui, tout habillé et prêt à partir, s’appuyait flegmatiquement sur sa canne, un jonc de prix que faisait ployer son poids. Il est extraordinaire qu’une semblable dispute puisse réellement naître entre des gentlemen. L’un des deux a tort, qu’il le reconnaisse.
Près de l’Anglais, debout, masqué du treillis fin dont se font les masques de fleuret, se tenait toujours l’amateur qui le premier avait jeté son mot dans la querelle. Lui aussi considérait d’un air surpris le prévôt d’armes et le prince russe :
— Il serait beaucoup plus simple, proposait-il enfin, de recommencer le coup, que le prince Nikita prenne sa garde. Que le prévôt répète son attaque, parez de même, prince Nikita, et c’est bien le diable si nous ne pouvons arbitrer la chose.
Mais le prévôt haussa les épaules :
— Enfantillage, dit-il, on ne recommence pas un coup d’escrime à froid. Je ne nie pas, dit-il, que la lame du prince Nikita m’ait frôlé. Je prétends qu’elle n’a pas pointé, qu’elle a plaqué. On aurait bien vu si nous avions tiré à la pointe d’arrêt.
Le prévôt, en disant ces mots avec un geste rageur, raccrochait au mur son fleuret, quittait la planche sur laquelle les deux tireurs venaient de s’escrimer. Plus sage que le prince Nikita, le prévôt voulait terminer la querelle, il y aurait peut-être réussi si l’amateur masqué n’avait encore ajouté :
— Évidemment, à la pointe d’arrêt, le coup aurait été indiscutable. Mais, il me semble, puisqu’une querelle vient de naître entre deux personnalités qui ont chaque matin l’occasion de se retrouver les armes à la main, il convient de ne point rester sur un doute. Je proposais de recommencer le coup. Recommencez-le, messieurs.
— Vous avez raison, monsieur, dit le prince Nikita, je suis tout prêt à recommencer mon attaque, si l’un de vous veut même me servir d’adversaire.
— C’est évidemment, le moyen le plus simple d’en sortir, dit Marshall, je suis tout prêt à vous faire vis-à-vis, prince Nikita. Vous tiriez au fleuret ?
— En effet, monsieur, mais nous nous amusions à faire touche qui touche et à tenir le jeu d’épée.
— Le jeu d’épée ? dans ce cas c’est de là que vient la querelle. Il ne faut même pas lui chercher d’autre cause. Il est fort difficile, quand on tire à l’épée, de savoir au juste qui touche ou qui passe, si l’on se sert en réalité de fleuret. Recommençons le coup, mais recommençons-le avec de vraies épées.
— Soit, recommençons à l’épée.
Il s’apprêtait à aller chercher ses propres armes, lorsque, de lui-même, le jeune homme qui, le premier, avait proposé de recommencer le coup, lui désigna une paire d’épées de combat, sur une banquette.
— Ne vous dérangez donc pas, prince, pour aller chercher vos armes dans votre armoire, voici les miennes, elles sont à votre disposition.
Le prince Nikita remercia d’un sourire, posa son fleuret, reçut une épée des mains de l’obligeant personnage qui en tendit une autre à Ellis Marshall.
— Allez, messieurs, ordonna-t-il, je vais vous servir d’arbitre. Ne manquez pas de vous fendre rudement, monsieur Marshall, le coup sera d’autant plus indiscutable qu’il sera plus net.
On fit cercle autour d’eux.
Le prince Nikita, vêtu de la petite culotte de toile, la poitrine protégée par le plastron marqué d’un cœur rouge, offrit sa lame à Ellis Marshall qui, s’étant tout simplement débarrassé de sa canne et de son chapeau, descendit sur la planche, tout habillé, et fit face au prince Nikita.