C’est Fandor, toujours, qui montait au métro de Barbès, prenait place dans une des voitures du train, changeait à l’Étoile et s’arrêtait en fin de compte à la passerelle de Passy.
Jérôme Fandor, au sortir de la station du chemin de fer, descendit rapidement les escaliers qui conduisent à la Seine, puis, s’étant machinalement assuré que nul ne le suivait, traversait délibérément le fleuve, en homme qui sait parfaitement où il va, pour gagner enfin le quartier misérable de Grenelle.
Le journaliste demanda deux ou trois fois son chemin, s’informant d’une petite rue au nom extravagant, puis encore d’une impasse et après vingt minutes de marche il parvint au pied d’un immeuble sordide. À peine cependant hésita-t-il à l’entrée du couloir menant à l’escalier qui conduisait aux étages. L’endroit était lugubre, propice aux embuscades. Il suait le vice et le crime. Fandor y pénétra. Le jeune homme atteignit enfin le dernier étage où il se trouva face à une série de portes closes.
Au hasard, Jérôme Fandor frappa à la porte du milieu. Il y avait déjà quelques minutes que le journaliste attendait le résultat de son appel, lorsqu’une voix retentit :
— Qu’est-ce que c’est ?
— On demande le père Grelot.
Une bordée d’injures répondit :
— Espèce d’abruti, espèce de macaque, tas d’idiot, vermine, ah, j’vas t’apprendre, moi, à m’appeler le père Grelot.
En même temps, la porte s’ouvrit. Un petit vieillard bedonnant apparaissait à Fandor dans un pittoresque costume, composé, en guise de souliers, de vieilles bottes déformées, en guise de pantalon et de veston, d’un énorme paletot transformé en robe de chambre. Une calotte grecque ornait la tête du bonhomme.
— Qu’est-ce que vous me voulez ? répéta-t-il, la porte entrebâillée, et pourquoi m’appelez-vous le père Grelot ? Je me nomme M. Maréchal. Ça vous écorcherait pas les lèvres, je suppose ?
Devant ce flot d’invectives, Fandor n’avait pas bronché.
— Si je viens vous voir, dit-il enfin, c’est probable que je sais à quoi m’en tenir. Allons, vieux, faites-moi place, que je puisse entrer dans votre piaule : c’est Jim qui m’envoie. Je viens pour une leçon.
— Ah, c’est Jim qui vous envoie. C’est différent. Fallait le dire. Qu’est-ce qu’il y a pour votre service, mon garçon ?
— Je vous l’ai dit, j’voudrais une leçon.
— Une leçon de quoi ? je ne vous comprends pas du tout. Je ne suis pas professeur.
— Oh, la ferme, c’est pas la peine de me balanstiquer des boniments, père Grelot, j’vous dis tout de suite que j’viens pas au hasard, c’est Jim qui m’envoie. Ça devrait vous ouvrir les mirettes et vous éclairer l’entendement. Allons. Faites pas la bête et ne perdons pas notre temps. Donnez-moi une leçon.
Le vieux hésitait encore.
Le nom de Jim que Fandor prononçait avec une belle assurance lui était à coup sûr familier, mais tout de même la police est si bien faite parfois, qu’il faut se méfier toujours. Et le père Grelot se méfiait, se méfiait avec toute la prudence acquise que peut avoir un homme qui, vingt fois au moins, a glissé du banc de la correctionnelle derrière les verrous.
— Une leçon, répéta-t-il, vous répétez cela tout l’temps, mon ami, c’est à vous en faire baver des ronds de chapeaux, une leçon de quoi ? Précisez, sapristi. J’peux aussi bien vous apprendre à écrire et à lire qu’à siffler la Valse Bleue.
— Ça va bien. Une leçon de grelots.
Évidemment, Fandor venait de trouver le mot qui devait calmer les soucis du vieillard. Brusquement il s’effaçait, s’aplatissait contre la muraille, pour laisser le passage libre :
— Entrez, commanda-t-il, vous êtes un drôle de particulier, mais après tout, j’m’en fous, si c’est Jim qui vous envoie, j’peux pas vous foutre à la porte.
— Manquerait plus qu’ça.
Fandor, d’une démarche titubante, crapule, la démarche des apaches de profession, s’introduisit dans le logis du père Grelot. Il inspecta d’un coup d’œil la pièce où il venait de pénétrer, nota tout de suite avec une surprise qu’il ne songeait pas à dissimuler qu’elle était assez cossue, garnie d’un mobilier en pitchpin, d’une armoire à glace, d’un lit recouvert de couvertures à peu près propres.
— Vous êtes bien, dans vos meubles, dit-il, avec le claquement de langue approprié, on voit qu’ça rapporte l’école.
— Oh, ça n’rapporte pas gros, mais tout de même, j’ai de quoi vivre, et c’est bien justice, il n’y en a pas beaucoup, allez, pour me faire la pige.
Tout en parlant, cependant, le père Grelot poussait par l’épaule Fandor vers l’armoire à glace. Il en ouvrit le battant et Fandor ne fut pas peu surpris de voir que l’armoire était fausse en réalité, dissimulait une porte que le père Grelot ouvrit, qu’il lui fit franchir :
— Voilà l’école, annonça le vieillard, j’ai déjà un élève ce matin.
Fandor traversa l’armoire à glace. La pièce dans laquelle il pénétra était entièrement vide, ne comportait aucun meuble, à part, toutefois, si c’en était un, au centre, un mannequin, représentant un homme habillé, un mannequin articulé de grandeur naturelle et sur lequel, au premier coup d’œil, on distinguait, cousus ou attachés au bout de longues ficelles, plusieurs centaines de grelots. Au mur, dans un cadre doré de fort bonne apparence, d’ailleurs, une grande feuille de papier sur laquelle étaient mentionnées, sous un titre, fait à la ronde, en grosses lettres : « État de service », toute une série d’inscriptions bizarres, très lisibles et relatant des noms, avec, en regard, des indications telles que « six mois de prison », « deux ans de travaux forcés », « interdiction de séjour ».
Fandor, toutefois, ayant enregistré en une seconde mannequin et tableau, reporta toute son attention sur un personnage qui, dès son entrée, s’était levé, un sourire figé sur les lèvres. C’était un jeune garçon d’une quinzaine d’années, aux accroche-cœur soigneusement pommadés, bottines fines, ayant au bout de ses mains blanches des ongles longs et noirs, figurant à merveille, enfin, le jeune ouvrier promu souteneur.
Le père Grelot fit les présentations :
— Un élève dit-il, en montrant Fandor, un copain fit-il, en désignant le jeune voyou, mais un copain qui fait ma fierté, mon orgueil, qui travaille déjà mieux que père et mère.
— Oh ça, sûr, s’exclama la jeune crapule avec un air de vanité extrême, n’y a qu’à considérer l’état de service, mon père est à la Guyane, ma mère en Centrale, moi je suis encore libre et, nom de d’la, j’pense bien ne pas être prêt d’être fait.
Tout cela, cependant, c’était du bavardage, de la perte de temps.
— Allons, au travail dit Père Grelot, toi, Mimile, montres-y voir d’abord comment c’qu’c’est qu’on coupe les poches.
Mimile ne se le fit pas dire deux fois.
— Bon, voilà, expliqua-t-il, en regardant Fandor, si tu n’es pas dessalé, si t’es pas à la coule, t’opère dans une foule. Le pante est devant toi, tiens, comme lui – et il montrait le mannequin derrière lequel il se plaça. T’as vu qu’il fourrait dans ses profondes une pochette remplie de braise, ou ses clés, ou des fafiots, ou n’importe quoi enfin, qui paraît bon à faire. Bien voilà comment que t’opère. Suis bien mon geste.
En deux temps, trois mouvements, avec une prestesse qui laissa Fandor pantois, l’élève avait tiré de sa poche une paire de longs ciseaux et, passant la main sous le bras du mannequin, avait opéré une fente dans la doublure du gilet, tendu la main, reçu quelques piécettes s’échappant de la poche, puis il éclata de rire :
— Et voilà, dit-il, pas plus malin que ça. Le pante n’a même pas été chatouillé, il s’est aperçu de rien.
Fandor prit la paire de ciseaux qu’obligeamment Mimile lui tendait, il s’efforça d’imiter la jeune crapule.
Mais, tandis que Mimile avait opéré avec une habileté remarquable, Fandor se conduisait avec la dernière des maladresses.
Il n’avait pas seulement essayé de glisser sa main sous le bras du mannequin que celui-ci, frôlé malgré ses précautions, produisait un véritable carillon. Et cela tournait au charivari, lorsque Fandor voulu donner le coup de ciseaux devant ouvrir la doublure.