— Allez, messieurs, répéta l’inconnu.
Mais, au moment même où le combat allait s’engager, un incident interrompait l’essai qu’allaient tenter les deux escrimeurs. C’était un camelot qui pénétrait dans la salle d’armes, suivant la coutume et qui venait crier les journaux du soir.
— Paix, lui dit le prince Nikita, vous passerez votre marchandise tout à l’heure, mon ami.
Et à nouveau, se retournant vers Ellis Marshall :
— Allez, monsieur, je vous attends, nous avons pris la garde basse, fendez-vous, je vous ferai ma parade, nous verrons bien si vous toucherez ou si, comme je le prétends, mon coup d’arrêt vous atteindra en pleine poitrine.
Ellis Marshall était bon tireur. Il trouvait plaisant, de plus, de jouer un bon tour au prévôt.
— Touche qui touche, dit-il.
Et, liant son fer, il partit vivement contre le prince Nikita.
Quelques attaques suivies de bonnes ripostes, puis d’une excellente remise, eurent lieu d’abord et soudain, vif comme l’éclair, Ellis Marshall se fendit, portant exactement, comme l’avait fait quelques minutes avant le prévôt, un coup furieux au prince Nikita. Celui-ci, toutefois, qui s’attendait à la botte, puisqu’elle avait été en quelque sorte convenue d’avance, riposta avec une merveilleuse prestesse. Le fer d’Ellis Marshall dévia cependant que l’épée du prince Nikita atteignait l’Anglais en pleine poitrine.
— Touche, cria le prince, enfantinement joyeux que l’expérience lui donnât raison.
Mais alors que pour bien montrer le coup le prince Nikita demeurait le bras tendu, son épée appuyée sur la poitrine de l’Anglais et encore arquée par la violence de la riposte, un accident se produisit : Comme si elle eût été faite de verre, comme si elle eût été limée d’avance, brusquement, en effet, l’épée du prince Nikita se brisait, à quelques centimètres de la pointe, et le tronçon aiguisé que tenait encore l’officier russe vint atteindre le malheureux en plein cœur.
— Ah, mon Dieu, au secours.
— Mais je n’ai rien.
Cela s’était passé si vite, que c’est à peine si les habitués de la salle avaient eu le temps d’avoir peur. Ils avaient cependant les uns et les autres nettement aperçu que l’épée s’était cassée, mieux encore il leur avait semblé que du sang avait perlé au veston d’Ellis Marshall. On se précipita vers l’Anglais, qui, sans se départir de son calme, continuait à affirmer :
— Je n’ai rien.
Nul ne voulait le croire :
— Si, disait, désespéré, le prince Nikita, je vous en prie, monsieur, laissez-nous vous examiner, j’ai vu du sang, je vous ai blessé, je suis certain que je vous ai blessé.
Ellis Marshall, pour toute réponse, haussa les épaules :
— Allons donc, vous vous trompez, monsieur, je vous affirme que je ne suis pas blessé.
Et, très tranquillement, l’Anglais, repoussant ceux qui l’entouraient, montrait ce qui avait pu donner à croire qu’il avait été réellement atteint.
Le tronçon aiguisé de l’épée du prince Nikita l’avait en effet heurté au côté gauche, à l’emplacement du cœur, mais, par bonheur, la lame, après avoir déchiré le veston de l’Anglais, avait été arrêté par le portefeuille, un portefeuille de cuir rouge qu’Ellis Marshall montra une seconde et qu’il se hâta de replacer dans sa poche.
— Mon portefeuille, dit-il, m’a sauvé la vie, voilà tout.
Or, tandis qu’il parlait de la sorte avec une tranquille assurance d’un accident qui aurait parfaitement pu causer sa mort, Ellis Marshall, brusquement, changeait d’attitude :
— Et maintenant, messieurs, faisait-il, ne parlons plus de cette petite aventure et excusez-moi de vous quitter si rapidement, j’ai des rendez-vous, je craindrais d’être en retard.
Pourquoi l’Anglais manifestait-il une hâte si soudaine ?
Peut-être eût-il fallu en chercher l’explication dans la remarque qu’Ellis Marshall venait de faire de l’extrême pâleur qui, soudain, avait envahi le visage du prince Nikita ?
L’officier russe, en effet, n’avait pas vu sans émotion le portefeuille rouge qu’Ellis Marshall avait exhibé un instant. Mais ce n’est pas tout. Nikita tenait toujours son tronçon d’épée. Il voulu le restituer à l’aimable escrimeur qui le lui avait prêté, et présenter ses excuses : l’escrimeur avait disparu.
Un agent à la solde de l’Angleterre, puis une disparition mystérieuse. Et quelques minutes plus tard, comme Nikita, très ému, se demandait qui pouvait bien être cet étranger qui lui avait prêté une épée si fragile, il entendit au milieu de la foule une voix qui lui soufflait à l’oreille.
— Prince, méfiez-vous de Fantômas.
***
— Croyez-vous réellement qu’il y ait eu tentative d’assassinat ? lui demandait le comte Vladimir Saratov, une heure plus tard. Croyez-vous réellement…
— Mon cher comte, je sais parfaitement qu’il s’agit là de choses si graves qu’il n’en faut point parler au hasard. Toutefois, ma conviction est absolue : l’homme qui m’a proposé de recommencer le coup que je discutais avec le prévôt, qui a incité Ellis Marshall à me servir d’adversaire, qui nous a prêté les deux épées, dont l’une s’est cassée, comme je vous l’ai dit, et qui ensuite a disparu, que nul ne connaît à la salle d’armes en fin de compte, avait préparé toute l’affaire, avait voulu que je tue Ellis Marshall.
— Mais pourquoi ?
— Mais n’avez-vous pas compris ce que je vous disais tout à l’heure ? Ellis Marshall avait dans la poche un portefeuille rouge, le portefeuille rouge.
— Et alors ?
— Et alors, comte Vladimir, poursuivait tranquillement le prince Nikita, vous devinez bien que, si par hasard, j’avais atteint ce malheureux Ellis Marshall, il en serait résulté une telle confusion qu’à coup sûr l’individu en question aurait pu facilement dérober ce portefeuille.
— Qui est-ce donc, d’après vous ?
Le lieutenant n’osa répondre : « C’est Fantômas », sur la foi de ce qu’on lui avait soufflé.
— Je voudrais bien le savoir, se contenta-t-il de répondre à l’ambassadeur extraordinaire.
24 – À COUPS DE RASOIR
Certains se vantent d’avoir le caractère poétique, de mépriser les contingences de la vie ordinaire, de s’accommoder de tout, de pouvoir se faire aux pires situations. D’autres, au contraire, passent, impassibles dans la vie, sachant non pas se plier aux circonstances, mais les plier à leurs besoins. Ellis Marshall était de ces derniers. Le flegmatique Anglais qui, par pur patriotisme et par désœuvrement aussi, était entré dans le corps des agents diplomatiques chargés de s’occuper d’une foule de missions secrètes propres à augmenter la gloire intangible de la vieille Angleterre, possédait à un rare degré la qualité prédominante de tous ses compatriotes et qui n’est autre que le sang-froid.
Rien ne le dérangeait, rien ne l’émouvait, il était toujours supérieur aux événements, jamais étonné. Aussi bien, grâce à ce flegme imperturbable, là où d’autres se fussent affolés, là où ils auraient perdu la tête, Ellis Marshall, tout bonnement réfléchissait, trouvait une solution.
Célibataire, Ellis Marshall professait cette théorie qu’avant tout l’homme intelligent ne doit jamais s’embarrasser d’un domicile fixe.
Ellis Marshall, cependant, n’habitait pas à l’hôtel. Partout il se logeait, en vertu d’un principe bien arrêté, dans un appartement qu’il meublait à peu de frais, avec des meubles sommaires et qu’il choisissait dans le voisinage immédiat d’un grand hôtel. Il lui suffisait alors de s’entendre avec la direction de l’établissement voisin, moyennant une somme qu’il pouvait librement débattre, pour que les domestiques de l’hôtel vinssent à heure fixe faire son ménage, entretenir ses affaires et même lui monter ses repas. Il était chez lui et il jouissait de l’organisation commune de l’hôtel. C’était, à son point de vue, la meilleure manière d’être complètement indépendant.
Domptant son émotion, il avait rapidement quitté la salle d’armes et, pendant que le prince Nikita courait chez le comte Vladimir Saratov pour le mettre au courant de la découverte qu’il avait faite relativement au portefeuille rouge, l’Anglais, ne se doutant aucunement des remarques du jeune Russe, rentrait chez lui pour changer de veston, et, ainsi qu’il l’avait annoncé, achever sa toilette, passer un smoking et s’en aller user la soirée le plus agréablement qu’il le pourrait.