25 – REPROCHES ET FÉLICITATIONS

— Je ne suis pas plus bête qu’un autre, et dans le fond de mon âme, j’estime, même, que je suis plus intelligent qu’un autre. Et pourtant, ma parole, je n’y comprends plus rien du tout. Ah, c’est insupportable, à la fin, de voir comme l’on est secondé. Il faudrait tout faire soi-même.

M. Havard, qui, depuis près de deux heures, dans le silence de son cabinet, étudiait avec une minutie qui prouvait le soin extrême qu’il apportait à tous ses travaux, une pile d’énormes dossiers placés devant lui, repoussa d’un geste las tous les papiers épars, passa la main sur son front, avec le geste d’un homme qui se résigne à ne point tirer au clair une affaire embrouillée.

— Et Juve qui ne revient pas, murmura-t-il, que diable a-t-il encore fait ? Je parie qu’il s’est livré à quelque enquête stupide relativement à la mort de ce malheureux Anglais. Je parie qu’il aura voulu faire du zèle et qu’il va nous amener des complications diplomatiques.

M. Havard, qui avait l’esprit prompt et le geste rapide, brusquement se leva, alla à un gigantesque tableau de sonneries qui pendait à la muraille et, d’un doigt rageur, fit carillonner un timbre dont on entendit l’écho lointain.

Un huissier parut.

M. Havard devait être de fort mauvaise humeur, car c’est d’une voix bourrue qu’il jeta l’ordre que l’on attendait respectueusement :

— Envoyez-moi le chef des Recherches.

Sans bruit, la porte se referma. Elle se rouvrit pour livrer passage à un petit homme, replet, déjà vieux, portant d’énormes lunettes rondes, affecté d’un accent marseillais, qui le rendait à la fois sympathique et grotesque.

— Mon cher monsieur Lerey, commença M. Havard, je vous ai fait demander tout simplement pour avoir le témoignage nécessaire à la paix de ma conscience, le témoignage que voici : oui ou non, monsieur Lerey, comprenez-vous quelque chose aux aventures du portefeuille rouge ?

M. Lerey, qui connaissait parfaitement le caractère du chef de la Sûreté, car il y avait déjà fort longtemps qu’il travaillait sous ses ordres, se garda soigneusement de croire au désespoir de M. Havard.

— Té, monsieur Havard, répondit-il donc au chef de la Sûreté, vous voulez plaisanter, j’imagine, je ne vois pas ce qui peut vous embrouiller en ce moment ? C’est limpide, tout cela, limpide.

Mais M. Havard n’avait pas plaisanté. Il avait même si peu plaisanté en affirmant qu’il ne comprenait plus rien à l’affaire du portefeuille rouge, que le calme satisfait de son subordonné acheva de le mettre en colère :

— Ah vous trouvez que c’est limpide, fit-il en tapant un violent coup de poing sur son bureau. Eh bien, moi, je trouve que vous avez un certain toupet, ou encore un formidable génie, monsieur Lerey. Car, enfin, de deux choses l’une ? Ou vous avez trouvé toutes les explications voulues et vous êtes un grand homme. Ou vous n’avez même pas compris les mystères qui vous entourent, et…

— Et je suis un imbécile ? té, monsieur Havard, il y a peut-être de l’un et de l’autre. J’ai des idées, j’ai des clartés sur la chose. Mais peut-être aussi que je me trompe…

— Eh bien, parlez, mon ami, voyons, d’après vous, qu’est devenu le portefeuille rouge, depuis le moment où le Skobeleffa fait naufrage ? Vous avez lu les rapports de Juve ?

— Je les ai lus, monsieur Havard, et c’est en me fondant sur eux que je vais vous répondre : le Skobeleffnaufragé, notre ami Juve sauve le portefeuille et le cache dans une anfractuosité de la falaise. À ce moment, c’est ce que Juve vous a dit, il part par la route en prenant dans ses poches un faux portefeuille, de façon à attirer les recherches de ses ennemis.

— Après ? Qu’arrive-t-il ?

— Après, monsieur Havard ? Il arrive que le prince Nikita, averti par Juve, se rend en Bretagne pour aller chercher dans la cachette le fameux portefeuille rouge.

— Mais il n’y est plus ? Qui le possède, alors d’après vous ?

— Hé, monsieur Havard, Juve, dans un rapport, vous en a informé. C’est très probablement la fille de Fantômas. C’est elle qui est venue, pendant que Juve s’en allait, reprendre le portefeuille qu’elle lui a vu cacher, et cela est si vrai que, rappelez-vous-en, Juve, persuadé que la jeune fille l’a dissimulé dans la roulotte du père et de la mère Zizi s’en va perquisitionner dans cette roulotte. Vous vous rappelez, monsieur Havard, comment cette perquisition s’est terminée ?

— Naturellement, par la dégringolade de la roulotte, dégringolade provoquée par Fantômas, affirme Juve. Et alors ?

— Alors, monsieur Havard, alors c’est tout.

M. Havard haussa les épaules. Une seconde, il sembla mâchonner entre ses dents quelque apostrophe virulente adressée au chef du Service des Recherches, mais il se contint.

— Alors, déclara-t-il, ce n’est pas tout, monsieur Lerey. C’est même à ce moment, au contraire, que ces affaires deviennent tragiques. Voyons, vous êtes au courant des événements de ce matin ?

— Vous visez, monsieur Havard, la communication de l’ambassade russe ?

— Oui, la communication de l’ambassade, qui m’est arrivée à cinq heures du soir et qui m’apprenait que, par le fait d’un mystérieux hasard, le prince Nikita a failli tuer Ellis Marshall en faisant assaut avec lui à la salle d’armes. Ce qui est au moins étrange, vous en conviendrez, si vous voulez bien penser qu’une heure à peine après l’arrivée de la lettre de l’ambassade, j’apprends que les domestiques d’Ellis Marshall ont retrouvé leur maître mort assassiné, la gorge ouverte d’un coup de rasoir en son domicile. De vous à moi, qu’est-ce que cela vous donne à penser ? Le prince Nikita, d’une part, à onze heures du matin, à la salle d’armes, manquant de tuer Ellis Marshall, un agent qui doit le gêner, manquant de le tuer, vous m’entendez, ratant son coup et puis, deux heures après, ce même Ellis Marshall découvert chez lui, mort assassiné.

— Ce qui me donne à penser ? Hum…

Et, se décidant enfin à riposter :

— Cela ne me donne rien à penser, monsieur Havard.

— Vraiment ? Eh bien, moi, savez-vous ce que j’ai fait en apprenant cet assassinat ?

— Ma foi non, monsieur Havard ?

— Eh bien, je n’ai pas hésité. J’ai fait appeler Juve, et je lui ai dit : « Juve, allez d’urgence chez Ellis Marshall et assurez-vous que c’est bien, comme je le crois, le prince Nikita qui a assassiné ce bonhomme. Si vous en obtenez la preuve immédiatement, nous étouffons l’affaire. »

— Et Juve vous a dit, monsieur ?

— Eh bien, il ne m’a rien dit, pour la bonne raison qu’il n’est pas encore revenu. Le prince Nikita a eu son étrange accident à onze heures du matin, à la salle d’armes. J’ai reçu à trois heures la lettre de l’ambassade me le signalant. À trois heures et demie on me téléphonait la mort d’Ellis Marshall, et Juve partait immédiatement. Depuis, plus aucune nouvelle. Je ne sais même pas ce qu’est devenu Juve.

Or, M. Havard n’avait pas fini sa phrase, que la porte de son cabinet s’ouvrit.

Juve était radieux.

— Quand on parle du loup, monsieur Havard, commença-t-il.

Mais M. Havard n’était pas décidément en état de plaisanter. Il coupa brusquement la parole à Juve pour lui demander :

— Eh bien ? Quel est l’assassin ? Est-ce le prince Nikita qui a tué Ellis Marshall ? Pourquoi ce meurtre ?

Juve, sans se presser, avec un calme merveilleux qui contrastait avec l’énervement de M. Havard, se débarrassa de son chapeau, plia le journal qu’il tenait à la main, puis enfin se laissa tomber dans un grand fauteuil placé face au bureau de M. Havard.

— Chef, dit tranquillement Juve, vous n’y êtes pas.

— Allons donc.

— Mais d’abord, voici qui va singulièrement éclairer votre religion. Monsieur Havard, savez-vous pourquoi Ellis Marshall a été tué ?

— Non. Dites.

— Parce qu’il possédait le portefeuille rouge.

— Ellis Marshall avait le portefeuille rouge ? Vous êtes certain de ce que vous avancez ?