Juve haussa légèrement les épaules, parut hésiter avant de se décider à répondre :

— Ma foi, certain, monsieur Havard, c’est un gros mot. Je ne suis pas certain qu’Ellis Marshall avait « le » portefeuille rouge, mais je suis sûr qu’il possédait « un » portefeuille rouge.

— Allons, expliquez-vous.

Mais Juve avait pour habitude de ne pas se démonter, de ne jamais s’émouvoir. Tout naturellement, d’ailleurs, il poursuivait, d’autant plus calme que son interlocuteur était plus agité :

— Voilà, je m’explique, monsieur Havard.

Et Juve, sans se presser, tranquillement, informa le chef de la Sûreté que s’il avait été fort long à mener son enquête, la cause en était aux multiples démarches qu’il avait cru devoir effectuer.

— Je me suis rendu à la salle d’armes. Il m’a semblé intéressant de savoir, en effet, dans quelles circonstances le prince Nikita avait failli tuer Ellis Marshall.

Et, de plus en plus posément, Juve parla des incidents de la matinée, comment vingt témoins avaient aperçu le portefeuille rouge de l’Anglais au moment où il avait été percé par l’épée du prince Nikita.

— Vous comprenez bien, monsieur Havard, que sachant alors qu’Ellis Marshall avait un portefeuille rouge, je n’hésitai pas à conclure que c’était pour avoir ce portefeuille rouge qu’on avait tué ce dernier ?

— Et alors, alors ? Qu’est-il devenu, ce portefeuille ?

— Vous m’en demandez trop. Ce portefeuille rouge a disparu. J’ai perquisitionné partout chez Ellis Marshall, il n’est plus chez lui, on l’a volé.

M. Havard, dès lors, crut tenir la vérité.

— Vous voyez Lerey, vous voyez que j’avais raison. Le prince Nikita, le matin, a voulu tuer Ellis Marshall pour lui voler ce portefeuille, il a manqué son coup, il l’a recommencé ce soir, et cette fois il l’a réussi. C’est bien votre avis Juve ?

— Pas du tout.

— Ah. Qu’est-ce que vous croyez donc ?

— Parvenu chez Ellis Marshall, je me suis d’abord intéressé à l’examen du corps de la victime. Ellis Marshall est mort, monsieur Havard, d’un terrible coup de rasoir.

— Mais cela ne prouve pas que ce ne soit pas le prince Nikita.

— Évidemment. Tout de même, monsieur Havard, c’était déjà extraordinaire. J’ajoute que, tout de suite, cela devint significatif. Savez-vous ce que j’ai appris, dix minutes après mon arrivée au domicile du mort ?

— Quoi donc ?

— Qu’Ellis Marshall avait reçu la visite d’un soi-disant garçon coiffeur.

Juve alors, longuement, minutieusement, – mais M. Havard ne songeait plus à l’interrompre, – fit le récit de son enquête. Merveilleux d’habileté, Juve avait réussi, dès les premières minutes de son arrivée chez Ellis Marshall, à apprendre par la concierge de l’immeuble chargée de donner les communications téléphoniques, que l’Anglais, quelques heures avant, avait téléphoné à un certain numéro qui était le numéro d’un coiffeur. Juve, naturellement, s’était précipité chez le coiffeur où il avait appris l’invraisemblable histoire du faux garçon perruquier.

Or, ce qui était inintelligible pour le patron du lavatory était au contraire très clair pour Juve.

Si un homme s’était donné comme garçon coiffeur auprès d’Ellis Marshall, qui précisément avait été tué à coups de rasoir, il y avait évidemment beaucoup de chances pour que ce fût ce faux garçon coiffeur qui eût commis le crime.

Revenant au domicile du mort, Juve, fort du renseignement qu’il avait obtenu en interrogeant le patron du lavatory, interrogeait donc, de façon plus précise encore, la concierge d’Ellis Marshall.

Cette femme avait parfaitement remarqué l’entrée et la sortie d’un jeune homme qui, en arrivant, lui avait demandé l’étage où habitait Ellis Marshall, et en sortant l’avait saluée. Elle donnait de lui un signalement détaillé.

— Et ce signalement ne vous dit rien ? Il ne peut pas se rapporter au prince Nikita ? Ce n’est pas lui qui se serait déguisé ?

— Non. Il est absolument indiscutable au contraire que ce n’est pas le prince Nikita qui s’est déguisé en coiffeur. D’ailleurs, je connais, au moins pour l’avoir vu une fois, l’individu qui a commis ce crime.

— Mais qui, qui ? encore une fois…

— Je serais malheureusement bien incapable de vous dire son nom. C’est un camelot, un crieur de journaux, un membre de la pègre.

La déclaration inattendue de Juve causait une si profonde stupéfaction à l’excellent M. Havard que le chef de la Sûreté demeura quelques instants muet, immobile, comme anéanti.

— Ah çà si c’est un membre de la pègre, rien n’empêche que ce ne soit un homme salarié par le prince Nikita ?

— C’est, en effet possible.

— Et, dans ce cas, le prince Nikita serait le principal coupable. Or, le prince Nikita est intangible pour nous, en raison de l’immunité diplomatique, en raison de la mission dont il était chargé.

— Quoi qu’il en soit, monsieur Havard, coûte que coûte, il faut retrouver ce camelot.

— D’accord, Juve, mais comment ? Avez-vous un plan ?

— Oui, monsieur Havard. Ce camelot fréquente les chiffonniers de la plaine de Saint-Ouen. Que diriez-vous d’une rafle, dans ce secteur ?

26 – DESCENTE DE POLICE BARRIÈRE SAINT-OUEN

À moins de deux cents mètres de la barrière de Saint-Ouen, alors qu’on apercevait déjà dans le lointain légèrement brumeux la masse des baraques des chiffonniers, M. Havard qui marchait tête basse aux côtés de Juve, suivi à distance respectueuse par tout un groupe d’officiers de paix que suivait eux-mêmes un épais bataillon d’agents, se retourna brusquement :

— Au rapport, commanda-t-il.

Les officiers de paix se groupèrent autour du chef de la Sûreté qui, le chapeau melon enfoncé sur le front, la canne batailleuse, donnait ses ordres avec cette précision et cette netteté qui font de lui un grand manieur d’hommes :

— Vous avez bien compris, les uns et les autres, ce que nous allons faire ici ? Sous prétexte d’opérations sanitaires, nous incendions le campement des chiffonniers. En réalité, nous avons l’intention tout bonnement d’opérer une rafle, une rafle au cours de laquelle vous devez n’avoir qu’un objectif : arrêter le Camelot dont on vous a distribué le signalement. Arrêter ce camelot, voilà ce que nous voulons. C’est bien compris ?

Les officiers de paix inclinèrent la tête, un murmure courut.

— C’est parfaitement compris, chef.

M. Havard reprit :

— Il va de soi, n’est-ce pas, que ces chiffonniers ne sont pas des assassins, ne sont pas des criminels, que pour la plupart, même, ce sont de braves gens et qu’en conséquence, si vous devez agir, les uns et les autres, avec une main de fer, vous ne devez pas craindre d’employer un gant de velours. La consigne est d’incendier toutes les baraques, et cela, je vous le répète, pour forcer le Camelot à s’enfuir et à tomber entre nos mains, mais la consigne n’est pas de ruiner ces pauvres gens. Ceux qui ont des charrettes doivent pouvoir, très librement, déménager leurs meubles et emporter leurs affaires. Il suffira de surveiller les chargements et de s’assurer que personne ne se glisse dans l’une de ces charrettes pour nous échapper. Vous comprenez toujours, messieurs ? Reste donc à voir la façon dont nous allons procéder. Messieurs, c’est extrêmement simple : les deux officiers de paix, les plus jeunes promus qui se trouvent ici, vont prendre avec eux deux cents agents et faire complètement entourer par des sentinelles placées de cinq mètres en cinq mètres l’ensemble de ces baraques. Les autres officiers de paix vont prendre avec eux cinq agents et s’occuperont d’aller réveiller les chiffonniers dans leurs baraquements, avant d’y mettre le feu. Juve et moi, nous nous tiendrons en permanence au centre même du campement et si jamais une arrestation avait lieu, il vous suffirait d’envoyer un agent nous prévenir. L’un ou l’autre nous viendrons immédiatement. Encore une fois, c’est bien compris ?