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Tousles matins, avant de le pousser dans le frigorifique, Bouzille luifaisait rapidement la lecture des nouvelles les plus sensationnellesque contenaient les journaux.

Aumoment où le vieux chemineau allait cependant donnersatisfaction au journaliste, il tressaillit des pieds à latête.

Onvenait de l’appeler, une voix criait :

— Bouzille !Bouzille !

— Bougrede nom d’un chien ! fit le protégé de Juveet de Fandor. C’est M. le directeur qui m’appelle !

Lechemineau, tout tremblant, courait à l’extrémitédu couloir.

— Mev’ià ! fit-il en ôtant sa casquette.

Ledirecteur, un petit homme sec très brun, qui portait deslunettes, demanda d’une voix sourde à Bouzille :

— Dites-moidonc, mon ami. Hier soir, je vous ai cherché et vous n’étiezpas là…

— Oh !mais si, déclara effrontément Bouzille qui, en effet,n’était pas à son poste, j’étaislà !

Ledirecteur ne voulait pas discuter :

— Peuimporte ! grogna-t-il.

Puisil poursuivit :

— J’avaisun renseignement à vous demander. J’ai reçu hierune étrange dépêche, précisément deM. Juve ; elle était datée de Grenoble.M. Juve me demandait si le cadavre de ce fameux Daniel étaittoujours à sa place. J’ai répondu oui, je supposeque je ne me suis pas trompé ?

Cequi, dans l’esprit du directeur, était le cadavre deDaniel, était en réalité Fandor…

Bouzillerépondit, dissimulant la surprise que lui causait une tellequestion :

— Lemort n’a pas bougé, monsieur le directeur, et simonsieur le directeur veut le voir…

Maisle directeur s’en allait.

— Non,non, c’est bien, fit-il, j’ai d’ailleurs déjàrépondu que Daniel était toujours là.

Puisil s’éclipsait, et Bouzille revint auprès dujournaliste.

Tousles deux commentaient, non sans une certaine inquiétude, lerécit que venait de faire le directeur à Bouzille.

— Qu’est-ceque cela peut bien signifier ? se demandait Fandor. Et pourquoiJuve a-t-il télégraphié cette histoire-làau patron de la morgue ? Enfin, je suis heureux qu’on luiait répondu que Daniel était toujours là !

SiFandor en était heureux, Juve ne l’avait pas étéen recevant la réponse. Le malheureux policier, en effet,lorsqu’il avait découvert au haut du Casque-de-Néronle cadavre du véritable Daniel, avait eu un espoir suprême.C’était que, à Paris, à la morgue, cecadavre ne se trouvait plus, car s’il s’y trouvait, sedisait Juve, il devrait alors conclure que le cadavre duCasque-de-Néron étant celui de Daniel, le cadavredéposé à la morgue devrait fatalement êtrecelui de Fandor.

Ettandis que Fandor et Bouzille se posaient la question relative àcette dépêche, sans prendre la chose autrement autragique, Juve, en recevant la réponse du directeur de lamorgue, à six cents kilomètres de là, àGrenoble, versait des larmes de désespoir et courbait la tête,terrassé par la destinée.

Fandor,cependant, insistait auprès de Bouzille pour que celui-ci luifît sa lecture de journaux.

Lejournaliste avait encore dix minutes devant lui pour se remuer,s’agiter ; après quoi il allait lui falloir prendreson rôle de cadavre depuis neuf heures du matin jusqu’àcinq heures de l’après-midi.

Bouzilleayant fini ses rangements, déployait un journal et énonçaitles titres à Fandor.

— Passela politique, grogna le journaliste, elle me rase et je n’ycomprends rien ! Arrive aux dernières nouvelles…

Et,tout d’un coup, Bouzille poussait un cri de stupéfaction.

— Ah !par exemple ! monsieur Fandor…

— Quoi ?Qu’y a-t-il ?

— Ehbien, c’est des nouvelles de Juve…

Fandoralors, sans souci du danger qu’il courait de se fairesurprendre, bondissait à bas du petit chariot sur lequel ils’était déjà installé, et oùil pouvait passer pour mort à la moindre alerte.

Ilarrachait la feuille des mains du chemineau, il lut avec des yeuxstupéfaits cette information :

Unemployé de commerce, M. Robert, de passage àGrenoble, s’étant amusé à fairel’ascension du Casque-de-Néron, a découvert ausommet de la montagne le cadavre d’un homme qu’ilconnaissait parfaitement et que, d’ailleurs, les gens deGrenoble n’ont pas tardé à identifier.

Ils’agit de la dépouille mortelle d’un jeunepolicier amateur, en réalité clerc de notaire,M. Daniel, qui, chose extraordinaire, a étéassassiné, il y a quelques semaines, dans le train venantd’Amsterdam à Bruxelles, et que le policier Juve avaitfait transporter à la morgue de Paris où on le croyaitencore. La ville est bouleversée, on se perd enconjectures sur cet étrange événement.

— Jecomprends, articula Bouzille, après que Fandor lui eûtlu à haute voix cette dépêche, ce qui s’estpassé. Car vous savez, m’sieur Fandor, que le nomméRobert n’est autre que M. Juve ? Il a donc dûsupposer qu’on avait porté le cadavre de Daniel là-hautsur la montagne, et que ce devait être un coup de Fantômas.C’est pour cela, d’ailleurs, qu’il a télégraphiéhier, pour s’assurer que le mort n’était plus ici…

Bouzilleéclatait de rire.

— Ehbien, par exemple, M. Juve a dû être bougrementépaté, lorsque le directeur lui a télégraphiéque le cadavre était toujours là !…

Fandor,cependant, était devenu très perplexe.

— Sapristi,songeait-il, cette histoire-là est capable de tout fairedécouvrir. Pour peu que le directeur lise cette dépêche,il va venir s’assurer par lui-même que son cadavre esttoujours là… il va me voir, me regarder de près…Diable, diable ! Que faire ?

EtFandor envisageait nettement l’idée de s’en allerafin de donner raison à Juve, lorsque la voix du directeurretentit à nouveau à l’extrémité ducouloir, rageuse et courroucée cette fois.

— Ehbien, Bouzille, grognait-il, qu’est-ce que vous attendez pourouvrir l’établissement au public et pour placer lesdéfunts dans le frigorifique ? Il est déjàsept heures dix et on me signale que la foule s’impatiente !

— Ony va, patron, on y va ! cria Bouzille.

Fandor,qui, d’un geste instinctif, s’était élancéà nouveau sur le petit chariot, était poussé parBouzille dans le frigorifique.

Lesportes permettant au public d’entrer à la morgue et deregarder à travers une glace sans tain les cadavres exposés,étaient alors ouvertes, et quelques vagues oisifs pénétraientdans le sinistre local.

Dèslors, Fandor se rendait compte qu’il devait rester làjusqu’à cinq heures du soir.

Lejournaliste, cependant, réfléchissait à lasituation, et au bout d’un quart d’heure, sa décisionétait prise.

— C’estla dernière après-midi que je passe ici, déclarait-il.Trop heureux si je peux la terminer sans encombre et si je ne suispoint découvert, avant la fin de la journée ! Carenfin, il suffit que cette dépêche tombe sous les yeuxdu directeur de la morgue, pour que je m’attire une assezvilaine histoire… Bast, concluait Fandor, j’ai toujourseu de la chance, je m’en tirerai bien encore une fois !

Etpuis, le journaliste, en décidant qu’il ne resterait pasà la morgue plus longtemps, avait une autre idée.

Onétait à trois jours du vingt-sept du mois, or c’étaitle vingt-sept au soir que Fandor devait partir pour Lisbonne, afind’y prendre le transatlantique qui devait le conduire au Chiliet qui, d’après les indications de la navigation devaitarriver en Amérique du Sud avant le grand voilier àbord duquel le journaliste savait que se trouvait Hélène.

EtFandor, dans son frigorifique, calculait qu’il aurait encore letemps avant de se rendre à Lisbonne, d’aller rejoindreJuve à Grenoble et de se renseigner auprès du policiersur ce qui se passait à propos de Daniel.

Tandisque Fandor demeurait immobile entre le noyé retiré dela Seine et l’homme-tronc dont la seule silhouette faisaitfrémir les spectateurs de la morgue, des événementsassez étranges se passaient à l’intérieurde la sinistre demeure, dans les locaux réservés àl’administration.

Uncommis, qui travaillait à faire des écritures, avaitentendu frapper à la porte de son bureau.