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Iln’osait croire ses yeux, ne comprenait point ce qui s’étaitpassé, car il n’y avait pas de doute, dans cette glacese trouvait le cadavre de Daniel. Or, ce cadavre, Juve l’avaitvu l’avant-veillé, avant de quitter Paris, sur lesdalles de la morgue.

Celaparaissait bien improbable. Il interrogea néanmoins le guide.

Celui-ciétait resté au pied du bloc de glace, n’osants’approcher, ne sachant même pas ce que Juve avaitdécouvert.

Lepolicier lui demanda :

— Dites-moi,mon ami, quel est le jour où, pour la première fois, ona vu ce géant dans la montagne ?

Leguide réfléchit un instant, puis il déclara :

— Cesont les enfants de l’école, monsieur, qui l’ontvu pour la première fois. L’apparition a eu lieumercredi dernier, à quatre heures.

— Vousêtes sûr, demanda Juve d’une voix qui tremblaitlégèrement, que c’est mercredi à quatreheures ?

— J’ensuis sûr, fit le guide.

— C’estbien ! articula Juve simplement.

Maisdès lors, le policier se sentait blêmir ; il luisemblait que son cœur s’arrêtait de battre…

Iln’y avait pas de doute, le guide ne mentait point ; onavait vu le géant le mercredi soir de Grenoble, c’est-à-direqu’il était certain que le mercredi le cadavre de Danielse trouvait dans la montagne. Or, c’était le mêmejour, ce même mercredi, que Juve avait vu, à la morgue,le cadavre d’un mort, qu’il avait pris pour celui deDaniel !

Il yavait donc confusion ? Il y avait donc deux cadavres ? Etpuisque celui de la montagne était bien celui de Daniel, quelpouvait bien être celui de la morgue, à Paris ?…

Juveépongea son front ruisselant de sueur froide. Il savait laressemblance qui existait entre Fandor et Daniel, ressemblance due àun savant maquillage du mort, ressemblance dont Fantômas avaittiré déjà parti pour une premièreoccasion ; Juve se demanda :

— MonDieu, mon Dieu ! est-ce possible ?… Puisque lecadavre qui est ici, dans la montagne, est celui de Daniel, le mortque j’ai aperçu avant de partir pour Grenoble, dans lefrigorifique de la morgue ne serait-il pas Fandor ?…

ChapitreXIX

Sous les voûtes de Notre-Dame

— Ehbien, quoi de nouveau, monsieur Fandor ?

— Mafoi, pas grand-chose, monsieur Bouzille ! C’est plutôtà vous qu’il faut demander cela, vous qui faites le grosdans la ville, et qui vivez comme un rentier depuis que vous êtesfonctionnaire !

— Fonctionnairede l’État, monsieur Fandor ! C’est quelquechose de mieux que fonctionnaire ordinaire ! C’est commequi dirait surfonctionnaire…

Fandorsouriait silencieusement, jugeant inutile d’expliquer àBouzille que le fait d’être simplement fonctionnaireimpliquait forcément celui d’être fonctionnaire del’État…

Lejournaliste avisait une sorte de besace que Bouzille portait enbandoulière, et dont l’épaisseur faisait loucherFandor.

— Ah !ah ! articula-t-il, en se frottant les mains, c’est mondéjeuner qui est là-dedans ?

— Commevous dites, monsieur Fandor… nourriture de l’esprit etnourriture du corps ! Des journaux pour la rigolade etl’instruction, et de la victuaille ainsi que de la boisson pourse caler les joues…

Cetteconversation joyeuse entre l’inénarrable chemineaudevenu fonctionnaire et l’intrépide journaliste étaitd’autant plus surprenante qu’elle paraissait encontradiction formelle avec le local dans lequel elle se passait.

C’était,en effet, une sorte de cellule obscure, suintant l’humidité,uniquement meublée d’un grand coffre, qui avait plutôtl’air d’un cercueil que de tout autre chose.

C’étaitpourtant dans ce coffre que Fandor, roulé dans de chaudescouvertures, venait de passer la nuit. Il s’étaitéveillé à l’entrée de Bouzille qui,d’un air mystérieux, pénétra dans cettepièce où, sans doute, l’attendait le journaliste.

Fandorétait toujours à la morgue. Il n’avait pasrenoncé à son projet, bien plus tranquille, pensait-il,bien plus sûr de réussir à attirer vers luiFantômas, depuis que par suite d’une chance inespéréeet d’un hasard miraculeux, Bouzille nommé àl’emploi de gardien de la morgue, se trouvait à mêmede l’aider.

Lasituation de Fandor était réellement extraordinaire. Lejournaliste, depuis qu’il avait arrêté son fameuxprojet, et ne voulait point en démordre, bien que les jourspassassent sans le mettre en présence de Fantômas,demeurait en réalité au milieu des cadavres, dans lesinistre dépôt administratif où l’on placeles défunts dont l’identité n’a pas pu êtredéterminée, ou alors que la police retient afin defaire des expertises.

Fandors’était aménagé un coffre réservéà la conservation des corps, et il y dormait toutes les nuits,jusqu’au moment où Bouzille, qui arrivait à sixheures du matin pour prendre son service, venait le réveiller.

Àsept heures, les portes de la morgue s’ouvraient au public, etc’était alors que commençait, pour lejournaliste, la plus extraordinaire des comédies qu’ilait eu jamais à jouer au cours de son existence.

Fandor,en effet, enroulé dans des couvertures, afin de ne pointgrelotter, s’installait sur l’un des petits chariots àroulettes dont dispose l’établissement, puis on lepoussait dans la salle frigorifique, et il y restait exposépendant plusieurs heures, en attendant l’heure de fermetureofficielle, cinq heures du soir, qu’il voyait arriver non sansun certain soulagement.

Illui fallait, en effet, perpétuellement, car il y avait souventdu monde, se contraindre à une immobilité absolue, sefaire en un mot, passer pour mort.

Cematin-là, Fandor était d’humeur particulièrementjoyeuse.

— Ehbien, interrogea-t-il, parlant d’une voix vibrante, dont lesaccents sonores terrifiaient Bouzille qui avait perpétuellementpeur d’une surprise, eh bien, vais-je faire de nouvellesconnaissances, aujourd’hui ? Voyons, Bouzille, qui vas-tume donner pour voisin ?

— Mafoi, m’sieur Fandor, articula le chemineau, la morgue n’estpas riche en ce moment ! C’est sans doute pour çaqu’il vient si peu de monde pour voir les cadavres… Àpart les gamins au-dessous de douze ans qu’on ne laisse pasentrer, nous avons eu bien peu de visites hier, et j’imaginequ’il en sera de même aujourd’hui…

— Jel’espère vivement, fit Fandor, c’est éreintantde rester immobile ! Et je suis plus heureux quand il ne vientpersonne. Mais tu ne réponds pas à ma question, quivais-je avoir à côté de moi ?

— C’està votre choix, m’sieur Fandor… ils sont deux. Legrand gaillard, qu’on a trouvé dans la Seine avant-hier,et l’homme-tronc…

— Mafoi, dit Fandor, ce sont là des compagnons qui m’indiffèrent.Place-nous comme tu voudras, mais laisse-moi le temps de déjeuner.

Lejournaliste entrouvrait la besace apportée par Bouzille, ensortait un pain avec du fromage qu’il dévorait àbelles dents.

— Maintenant,dit-il, je suis lesté ! Allons vite !

— Iln’est que temps, fit Bouzille. Avec les préparatifs, lerefroidissement de la salle et tout le tremblement, c’est justesi nous serons prêts pour neuf heures ; Fandor alors, avecl’aide de Bouzille, se roulait jusqu’au cou dans sacouverture, ne laissant dépasser que son visage, puis ils’installait sur le petit chariot légèrementsurélevé du côté de la tête, etattendait que le chemineau le poussât dans la sallefrigorifique.

Bouzille,cependant, allait et venait dans les dépendances du sinistremonument où il était par bonheur, seul employépour le moment. Le collègue qu’il aurait dû avoirétait malade, et les commis de l’administrationrestaient dans leur bureau situé à l’autreextrémité de la morgue, se gardant bien de venir ducôté des cadavres.

— Etles journaux ? demanda Fandor. Tu ne m’as pas mis aucourant des nouvelles. Voyons, que se passe-t-il ?

— Toutà l’heure, m’sieur Fandor, tout à l’heure !

Lejournaliste se prenait à craindre.

Encorequ’il vécût une existence de moine dans cetteétrange cellule dont il avait fait son domicile, Fandor ne sedésintéressait pas de ce qui se passait, bien aucontraire.