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Lesyeux perçants du chemineau lui permirent pourtant de devinerque la seconde barque, habilement dirigée, semblait convoyerquelque chose qui devait flotter au gré du courant.

— Jen’comprends pas, se dit le chemineau, je n’comprends pasdu tout !

Mais,un instant plus tard, Bouzille comprenait, et ce qu’ilcomprenait le terrifiait à tel point qu’il se prenait àclaquer des dents, à sentir ses jambes flageoler sous lui aupoint qu’il demeurait anéanti, appuyé sur leparapet du pont, incapable de se mouvoir…

— Ça,c’est plus fort que tout… c’est plus fort quetout ! murmurait Bouzille.

Labarque qui descendait le courant avait brusquement étérejointe par la barque qui stationnait sous le pont. Les deux bateauxs’étaient heurtés, puis s’écartaientl’un de l’autre. Les hommes qui les montaient alors sedressaient, agitaient de longues gaffes, semblaient faire de violentsefforts pour attirer quelque chose qui devait être lourd etpesant.

Maisqu’était-ce donc que ces hommes noirs repêchaient ?

Bouzille,pris de stupeur, voulut le savoir coûte que coûte ets’efforça, malgré l’obscurité, de nepoint perdre un mouvement des étranges bateliers.

Or,sa ténacité devait être récompensée :quelques instants plus tard, en effet, Bouzille étaitrenseigné, renseigné à merveille, puisque, justeau-dessous de lui, le flot emportait les barques pendant que lesbateliers, penchés sur le fleuve, hissaient à leur bordune forme noire, rigide, une forme qu’il était trèsfacile d’identifier, la forme d’un cadavre…

Bouzille,absolument stupéfié par ce qu’il venait de voir,demeurait tout d’abord quelques instants encore, sans bouger,ne sachant plus très bien quel parti il était importantde prendre, et de quelle façon il pouvait légitimementespérer tirer parti des aventures dont il venait d’êtretémoin.

MaisBouzille, par bonheur, était un homme inventif et obstiné.

Iln’avait pas besoin de réfléchir longtempslorsqu’une question de gros sous était en jeu.L’inspiration lui venait comme elle vient d’ordinaire auxhommes de génie, brusquement et sans peine aucune.

— Mafoi, se dit Bouzille, avant tout, il faut savoir si cette chose-làne pourrait pas intéresser la police !…

Bouzilleclaquait de la langue, satisfait, car, tout au fond de lui-même,il était depuis quarante-huit heures assez inquiet au sujet desa situation policière.

Fandorl’avait découvert avec Fantômas, cela nepouvait-il pas lui causer des ennuis ?

EtBouzille, qui tenait à sa tranquillité, se disait àce moment tout naturellement :

— Maparole, j’suis bien bête de m’faire du mauvaissang… y a quelque chose qu’est bougrement simple pour meremettre dans les bonnes grâces de l’autorité, jen’ai qu’à lui être utile… Allons doncraconter à qui de droit ce que je viens de découvrir !

EtBouzille, oubliant sur-le-champ sa soif et le désir qu’ilavait d’avaler un litre à seize, se reprit incontinent àtrotter…

Bouzilletraversait à nouveau tout Paris et parvenait rue Tardieu aucommencement du petit jour.

Bouzilles’était rendu rue Tardieu, car, tout naturellement, ilavait pensé à faire bénéficier Juve,qu’il appelait toujours son vieil ami Juve, des découvertesde sa nuit.

Or,précisément à l’instant où Bouzilleremontait la rue de Steinkerque, s’apprêtant àaller carillonner à la porte de l’immeuble qu’occupaitle policier, Bouzille butait dans les jambes de Juve, qui, venant dequitter Théodore Gauvin, s’apprêtait, étantterrassé de fatigue, et ne soupçonnant pas qu’unedépêche de Fandor l’attendait chez lui, àprendre quelque repos.

Bouzille,naturellement, agrippait Juve au passage.

Bouzilleparaissait dans un état de surexcitation extraordinaire.

— Voilà,criait-il, m’sieur Juve, c’est moi-même et pas unautre… D’abord, quoi qu’on en dise, on esttoujours à la hauteur, et y en a pas encore beaucoup pour nousfaire le poil… Enfin, pour c’qui est de ce qui retourneaujourd’hui, j’peux comme ça vous confier unebonne chose, une chose qui vous mettra dans des états, encore…J’viens d’me promener sur un pont et d’voir desgars qui refilaient en douce un cadavre. Si c’estqu’l’indication vous paraît valoir quelque argent,vous pouvez toujours verser sans crainte, je n’ferme pas lesguichets de la caisse !

Bouzilletendait la main, cependant que Juve, ahuri par les discours duchemineau, le suppliait de parler un peu plus clairement.

— Qu’est-ceque tu dis, Bouzille ? demandait Juve. Qu’est-ce que tu meracontes ?… Tu as vu retirer un cadavre de la Seine ?Eh bien, ce n’est pas étonnant, cela… c’estune chose, hélas ! qui se produit tous les jours…

MaisBouzille protestait avec indignation.

— M’sieurJuve, disait-il, sauf vot’respect, vous vous gourez dans leshauteurs. Si c’était rapport à un repêchageordinaire, je n’vous dérangerais pas. Non, c’estquelque chose de mieux, et c’est quelque chose de pis…

Et,dès lors, avec un grand luxe de détails, Bouzillecontait à Juve la macabre et fantastique aventure dont ilavait été le témoin.

— Ça,voyez-vous, concluait-il, on ne me le retirera pas de l’idée ;moi, je sais c’que j’dis, et, par conséquent, j’aipas besoin de m’inquiéter… c’étaitpas un cadavre qu’on repêchait naturellement, m’sieurJuve, c’était plutôt comme qui dirait un défuntqu’on tâchait moyen de faire filer en douce en le tirantentre deux eaux, puis en le jetant au fond de la barque…

Juve,en écoutant Bouzille, soupirait avec désespoir :

— Hélas !pensait le policier, est-il donc écrit quelque part que jepourrai pas me reposer ce soir… Est-il donc certain que jesuis irrémédiablement condamné à trottertoute la nuit : j’aurais pourtant bien voulu monter unquart d’heure chez moi afin de me reposer quelque peu…

Juve,toutefois, n’hésitait pas.

Ledevoir, avec lui, passait toujours avant tout, et par conséquentil n’avait pas à hésiter.

Lesrenseignements que Bouzille lui communiquait devaient êtredocumentaires, pouvaient être intéressants, il fallaiten tenir compte. Juve se décida…

— C’estbien, Bouzille, déclarait-il. Tu seras certainement payépour ta peine. Toutefois, tu sais que je me refuse à te payerd’avance et avant d’avoir contrôlé tesindications. Bouzille, tu vas m’accompagner. Nous allons allertous les deux faire un tour sur les berges du côté oùtu as vu cette extraordinaire aventure. Peut-êtredécouvrirons-nous quelque indice, en tout cas, notre devoirest de chercher.

Or,si Juve avait la grimace à l’idée de trotterencore, Bouzille ne se déclarait pas plus satisfait.

— Ehbien, c’est gai ! faisait-il. Surtout que si vous voulezentrer à l’enfer, m’sieur Juve, on a toutes leschances du monde de se faire proprement démolir !

Or,en entendant Bouzille, Juve brusquement sursautait :

— Sinous entrons en enfer, demandait-il, qu’est-ce que c’estque ça que l’enfer ?

Bouzillese troublait, se grattait la tête, paraissait trèsembarrassé.

— L’enfer ?…eh bien, c’est… c’est… c’est rien,m’sieur Juve !

Maisle regard du policier contraignait Bouzille à ne pas mentirdavantage. Le chemineau soupira amèrement :

— Ehbien, voilà, dit-il enfin, l’enfer, c’est unetôle. Seulement, quand on entre dans cette tôle, y a deschances qu’on n’en ressorte pas si l’on n’estpas du « numéro »…

C’étaitpeu clair. Juve, pourtant, dut comprendre. Brusquement, un éclairs’allumait dans ses yeux, l’instinct du chasseurs’éveillait en lui, Juve répliqua :

— Bon…bon… nous verrons ça, Bouzille. Parbleu ! pour ungarnement comme toi, l’enfer, ce doit être un lieuchoisi…

Juve,peut-être, allait commettre une imprudence ?…

ChapitreXV

Sur les dalles de la morgue

Juvefaisait la grimace, toutefois, et pouvait la faire à bondroit. Il n’éprouvait, en effet, aucun plaisir àla pensée d’accompagner Bouzille en un lieu qu’ilne soupçonnait pas et de tenter, sous la conduite duchemineau, une enquête probablement difficile, relativement àdes faits dont il ne tenait pas l’exactitude commerigoureusement démontrée.