Bouzille,nullement inquiet du sort de Fandor, mais peut-être déploranttout bas que l’accident escompté n’eût paseu lieu, songeait bientôt, malgré tout, à tirerprofit raisonnable d’une situation qu’il avait un peucréée.
— Cetrain-là, ça s’en va à Paris, se disaitBouzille. Si seulement je pouvais trouver moyen de monter dedans…
MaisBouzille n’avait pas de billet, et Bouzille ne se souciaitguère, étant donné les aventures qu’ilvenait d’avoir, tant en compagnie de Fandor qu’encompagnie de Fantômas, de risquer d’attirer l’attentionsur lui.
Sivoyager sans billet était dangereux, Bouzille jugea enrevanche que voyager avec un billet volé était tout cequ’il y avait de plus pratique.
Profitantdonc de ce que les voyageurs, inquiétés par l’arrêtbrusque du rapide, s’étaient répandu sur lesvoies, Bouzille escaladait les marchepieds des wagons, se glissait àl’intérieur des compartiments, et sans vergogne,commençait à fouiller dans les valises et dans les sacsà main qui se trouvaient dans les filets.
Bouzilleétait servi par le hasard. À la troisièmetentative, il découvrait un coupon de voyage circulaire àdestination de Paris. Ce coupon était un coupon de deuxièmeclasse, mais Bouzille ne tenait aucunement, en vérité,à voyager en première.
Lechemineau, dès lors, tranquille comme Baptiste, ne songeantpoint que peut-être ce billet pouvait le faire signaler etreconnaître, s’installait dans le train. Il se couchaitsur une banquette, et, pour éviter d’être reconnupar Fantômas ou par Fandor, qui devaient être sescompagnons de route, il avait soin de se coucher sur le ventre,enfouissant sa tête entre ses mains, se faisant aussi petit quepossible.
Toutse passait d’ailleurs le mieux du monde. Le train, à lasuite de son arrêt, avait du retard. Cela occasionnait unchangement dans les habitudes de surveillance, on ne contrôlaitpoint les billets. Bouzille se tirait fort habilement des difficultésde la douane, bref, il arrivait à Paris sans encombre.
Àla gare cependant, tout manquait de se gâter.
CommeBouzille, en effet, était descendu l’un des premiers, ilapercevait parfaitement Fandor qui se dirigeait vers la sortie ets’embusquait là sans bouger.
— Ouais…se dit Bouzille, peut-être bien que m’sieur Fandor ne meferait pas des amitiés s’il me voyait… Vaut mieuxque j’rebrousse chemin !
Bouzilleétait revenu sur ses pas, avait attendu quelques instants, et,de loin, avait assisté à l’abominable bagarre aucours de laquelle Fantômas, avec un sang-froid parfait,organisait en quelque sorte la formidable raclée que recevaitJérôme Fandor.
Philosophe,Bouzille se rassura pour l’avenir.
— C’estépatant, murmurait-il. Ça, c’est de la boxe, aumoins… bon Dieu, que c’est beau ! Ils cognent tousà la fois !
L’admirationtoutefois n’excluait pas chez Bouzille une certaine prudence.
— Etpuis, ajoutait-il brusquement, si c’est beau, c’estdangereux aussi. Moi, je les aime bien tous, mais j’voudraispas être arrêté comme complice de Fantômas,ou être assommé comme ami de Fandor… Autant vauts’débiner par ailleurs.
Sortirde la gare sans être vu ne pouvait évidemment pasembarrasser Bouzille lui, pendant plus d’une année,avait fréquenté les champs de course, se rendanttoujours à Auteuil, par la Ceinture, et ne payant jamais sonbillet. Il connaissait à merveille, en effet, les moindresdétours de la gare, et il s’empressait d’enprofiter.
Bouzilletraversait les voies, longeait les bâtiments des aiguilleursavec l’insouciance d’un employé qui sait qu’ila le droit d’être où il se trouve, et finissaitpar atteindre le dépôt des mécaniciens.
D’unsigne de main protecteur, Bouzille saluait le fonctionnaire quigardait la porte d’entrée.
Ilavait l’air si sûr de lui, que personne ne l’inquiétait.Bouzille regagnait donc la rue le plus aisément du monde. Celad’ailleurs l’enchantait.
— Ily a qu’moi, remarquait-il, les ministres et les p’titsoiseaux pour oser s’balader comme ça, sans seulementfout’deux sous de pourboire au directeur de la compagnie !
Unefois dans la rue, cependant, Bouzille, qui avait des sentimentschauvins au fond de son âme, humait l’air de la capitaleavec une véritable satisfaction.
— Vrai,l’crottin d’ici, estimait Bouzille, y sent rudementbon !… L’pavé, ça fait plaisir pourrâper ses godasses. Seulement, j’boirais bien un coup !
Bouzilleavait réfléchi et longuement cherché dans quelcabaret on pourrait lui faire crédit d’un litre àseize, ce qui représentait à ce moment le summum de sesambitions.
Bouzilleavait quelque peine à le trouver, car, en réalité,il devait de l’argent un peu partout, et n’inspiraitconfiance nulle part.
— ÀMontmartre, disait-il, chez l’bossu, je dois un camembert…Aux Halles, j’ai six francs de cervelas sur le dos… ÀMénilmuche, on m’a fichu à la porte partout,rapport à ce que j’trichais au jeu, une blague,d’ailleurs !
Bouzillese rappela qu’à Montrouge, en un cabaret fort bienachalandé, on l’avait encore condamné àcrever de pépie, rapport à ce qu’il avait lichéen une seule soirée, tout le litre d’un ouvrier quijouait paisiblement aux dames sans s’apercevoir que Bouzillefouillait tranquillement dans son panier et escamotait le restant deses provisions.
— C’estterrible ! gronda Bouzille… C’est rudementterrible… de n’pas avoir de crédit !
Maissoudain il se frappait le front : rue de la Huchette, ilconnaissait une sorte de caveau où habitait l’un de sescopains. Quand Bouzille avait été mêlé auxterribles affaires du fiacre denuit, ce copain et lui avaient voulu trafiquer dans lecommerce des vins.Bouzille avait naturellement bu son fond, mais le copainavait continué le commerce. C’était un bravehomme, Bouzille estima :
— Jepleurerai pendant une heure, mais tout de même, j’auraimon litre. Allons-y…
Il yavait loin de la gare du Nord à la rue de la Huchette, maisBouzille n’était pas pressé. Il était sipeu pressé qu’il trouvait moyen d’allonger lechemin et de passer par le pont de l’Hôtel-de-Ville.
Or,Bouzille était arrivé sur ce pont, précisémentà l’instant où Fantômas jetait le cadavrede Daniel par-dessus les murs de la morgue…
— Sûrement,se disait quelques instants après le chemineau, sûrementils sont en train de trafiquer quelque chose de louche…
Ettirant la langue d’émotion, ouvrant des yeux ronds,reniflant avec une force qui prouvait la tension de son esprit,Bouzille surveillait sous les piles du pont une petite barque noirequi était dissimulée là, et sur laquellesemblaient avoir pris place quatre ou cinq individus.
— C’estrudement rigolo, songeait Bouzille. J’peux pourtant pas croirequ’ils sont occupés à faire de la politique…Ça ne serait-y pas l’heure ni l’moment, et puisd’abord, y n’gueulent pas… la politique, çafait plus d’bruit !
Cetteremarque faite, Bouzille passait à une autre supposition :
— Yn’pêchent pas non plus la baleine, décidait-il,car la Seine est trop haute, le poisson ne pourrait pas passer sousles arches… Quant à ce qui est d’chercher desperles, faut pas y songer… les huîtres, y n’y en aque dans les caboulots à Paris !
Bouzilleallait du complexe au simple, bientôt il imagina :
— Sûrement,ça doit être un truc à la manque… un bainfroid, p’t’être bien, que l’on offre àun cossu ?…
Précisément,à cet instant, le vent, qui était propice, apportait àBouzille un coup de sifflet prolongé.
Bouzille,à cet instant, n’en menait pas large…
— Oh !oh ! se dit-il, ça, c’est les flics…
Maisil changea d’avis en voyant les individus de la barque au lieude s’enfuir, prendre les avirons et se tenir prêts àavancer.
— C’estqu’ils ne foutent pas le camp, reconnut Bouzille. Ils nefoutent pas le camp du tout. C’est donc pas les flics, alors ?
Bouzillerestait indécis, lorsqu’il était brusquementtémoin de la plus extraordinaire des choses.
Ilapercevait tout d’abord une nouvelle barque qui faisait forcede rames et descendait le courant. À bord se trouvait un hommeque Bouzille ne pouvait distinguer, car la barque longeait lesberges, restées dans l’ombre, et il était quasiinvisible.