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— Bouzille,tu te fiches de moi, interrompit Juve. Je ne comprends rien àce que tu me racontes, parle nettement où je me fâche !

Àcette menace, Bouzille levait les bras au ciel, prenait un air sidésespéré que sa figure, naguèresouriante, devenait étrangement comique.

— Maisj’parle clairement, affirmait Bouzille… J’parlefrançais, aussi… Un trou, quoi… c’est untrou, c’est un truc creux dans lequel il n’y a rien…Et puis d’abord, y a pas besoin de chercher midi àquatorze heures, m’sieur Juve, vous devriez deviner…l’enfer, c’est un trou, un trou dans lequel y a des gars,des gars qui n’ont peur de rien et qui s’sont fichus enrépublique…

Lesparoles de Bouzille étaient cependant si peu claires que Juvecette fois s’emportait :

— Etce trou, demandait-il rudement, où est-il ?

Bouzilletapa du pied sur la berge :

— Là,déclarait-il.

OrJuve ne voyait rien.

— Bouzille,commença le policier, ça va sûrement se gâter !

Maisles menaces de Juve ne paraissaient plus désormaisimpressionner le chemineau.

— Quandj’dis la vérité, poursuivait Bouzille d’unton indigné, j’aime pas qu’on m’dise quej’mens… Moi, ça me met dans des états…D’ailleurs, j’vais vous l’montrer, vot’trou,m’sieur Juve ! Oui, j’vais vous l’montrer, etvous pourrez r’garder des fois si c’est là qu’estl’cadavre !

Bouzille,tout en parlant, traversait la berge, se dirigeant vers la pente quisurplombe le fleuve.

— Parceque, n’est-ce pas, ajoutait-il, vous comprenez bien que si moij’ai pu voir quelque chose de d’sus l’pont, il estbien évident que de l’enfer on a pu voir mieux encore.Donc…

Bouzille,à ce moment, se livrait à un étrange exercice.Il s’était couché sur le sol, à platventre, il se traînait vers la Seine, et, bientôt, seretenant au rebord du quai, il se laissait pendre au-dessus desflots.

— Allez !faites comme moi !… proposait Bouzille.

Juveimita la manœuvre du chemineau, commençant à sedemander ce que tout cela signifiait.

Or,comme Juve se retenait ainsi à la berge, il voyaitdistinctement, juste à côté de lui, la portenoire d’un égout qui semblait abandonné.

Bouzille,du bout de son soulier, heurtait violemment la grille.

Ilse passait alors quelques minutes, puis une voix cassée,enrouée, une de ces voix de misère et de crime quisuffisent à causer l’épouvante, s’informait :

— Qu’est-cequ’est là ? Qui c’est-y qui frappe ?…On est complet !

Bouzilleeut un clignement d’yeux pour Juve qui, fort intéressé,se gardait bien d’intervenir. Bouzille, toutefois, répondaitdéjà :

— Completà l’intérieur, sans doute, mais l’impériale,c’est à volonté…

Cedevait être là le mot de passe qui produisaitimmédiatement son effet. La porte tournait sur elle-mêmeen une seconde, et Juve, à l’instant, apercevait le plusextraordinaire comme le plus effarant des spectacles.

Laporte de l’égout donnait, tout comme l’avait faitpressentir Bouzille, sur une sorte de long boyau étroit,empuanti, formant un véritable trou, une grotte réelle,dominant le lit du fleuve. Au-dehors, c’était la nuit,mais dans ce réduit ignoré, une orgie semblait sedérouler, car une dizaine d’individus s’ytrouvaient rassemblés, buvant chacun dans de grandesbouteilles qu’ils vidaient rapidement, et engloutissant en hâted’énormes morceaux de viande, qui probablement avaientété volés à quelque étalage deboucher.

Bouzille,toutefois, interrompait rapidement les remarques de Juve.

Lechemineau, en effet, ne laissait pas au policier le temps de laréflexion. Bouzille se glissait à l’intérieuret faisait signe à Juve d’avoir à le suivre.Juve, naturellement, n’hésitait pas, sautant derrièreBouzille, cependant qu’un petit frisson lui courait au long del’échine.

Juve,en effet, durant sa longue carrière de policier, avait vu biendes spectacles abominables, avait connu bien des assassinsépouvantables. Il n’avait jamais, toutefois, imaginéun taudis, un repaire, offrant un spectacle comparable à celuiqu’il avait sous les yeux.

Danscet égout désaffecté que les services de laville n’avaient évidemment jamais l’occasion devisiter, dans cette merveilleuse cachette insoupçonnable desbadauds flânant sur les quais, et formant en véritéle plus sûr et le meilleur des asiles, une bande d’unedizaine d’individus se trouvait rassemblée. Il y avaitlà des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards.

Tousavaient des sombres figures de brutes, tous semblaient réduitsà la plus abominable des misères.

Rien,dans ce taudis étrange, ne rappelait les ameublementsordinaires, si misérables qu’ils fussent, des repairesd’apaches.

L’enfer,que visitait Juve en compagnie de Bouzille, échappait àtoute description.

C’étaitmoins qu’une écurie, c’était presque uneredoute…

Auxmurs, des couteaux et des brownings tout chargés attendaientqu’on voulût bien les employer. Sur le sol, une couche depaille, tassée par endroits, indiquait que les habitantsn’étaient point difficiles pour leurs lits.

Juve,surpris, respirait l’atmosphère infecte de ce trou sansair à peine éclairé par la lueur clignotanted’une chandelle de suif pendue au mur, Juve se demandait si lesgens qui étaient là devant lui, qui l’entouraient,étaient réellement des hommes et n’appartenaientpas plutôt à la classe des animaux.

— Lessans-travail de Londres, pensait Juve… les facchini de Naplesdont ou parle toujours, qui vont, affirme-t-on, complètementnus dans les rues, ne sont à coup sûr pas aussi pauvresque ces misérables. Ils sont en tout cas moins effarants…

L’entréede Juve, toutefois, dans un tel milieu, ne pouvait pas passerinaperçue. Bouzille, très à son aise, prodiguaitdes sourires, tentait de faire des mots, annonçait de sa voixaimable :

— Voilà…c’est rapport ce qu’on a peur des flics qu’on estv’nu, l’copain et moi, vous d’manderl’hospitalité !

Maisles paroles de Bouzille ne semblaient pas porter… On nel’écoutait guère. Les sinistres individus quientouraient Juve semblaient même feindre de ne pas lesentendre.

Dansleurs mains brillaient déjà des couteaux ; uneflamme de colère s’allumait dans leurs regards. Juve, àcet instant, frémit. Si d’aventure on voulaitl’assassiner, la chose ne serait évidemment pasdifficile, et c’est à peine s’il pouvait sedéfendre dans ce repaire où il venait de s’aventureren dépit de toute prudence, où il n’avait pointles mouvements libres, où dix hommes pouvaient se ruer sur luisans qu’il eût seulement à tenter l’esquissed’une défense…

L’émotionde Juve, précisément, s’augmentait d’autantplus que, se sentant dévisagé, regardé des piedsà la tête, on ne lui adressait pas tout de suite laparole. Il comprenait fort bien, en effet, que les habitants dubouge, interloqués par sa venue, réfléchissaientavant d’agir.

— Sije ne trompe pas ces brutes, pensa Juve, il n’y a pas d’espoirde sortir d’ici !

Etil se rappelait la phrase de Bouzille : l’enfer, c’estun trou dans lequel on peut bien entrer, mais dont personne n’estjamais ressorti.

Juve,toutefois, tranquillement désormais, croisait les bras. Ilsemblait à son tour vouloir intimider les chefs de la bande,car, lentement, il portait ses regards sur le visage des assistants.

Oneût dit à ce moment les préparatifs, lespréliminaires d’un duel terrible. D’un côté,il y avait les dix brutes dérangées dans leur caverne,terrifiées par l’apparition de cet inconnu dont ilsn’étaient que trop portés à soupçonnerla qualité d’agent de police, de l’autre il yavait Juve, Juve tout seul, qui s’apprêtait àvendre sa vie le plus chèrement possible.

Lesilence toutefois ne pouvait se prolonger. Au bout de quelquesminutes, l’un des hommes interrogeait :

— Alors,des fois, qui c’est qu’t’es, toi, le mec ?

Juvehésita.

Devait-ilbrusquement dire : « Je suis Juve ! »tirer alors son revolver et tenter d’en imposer à ceuxqu’il avait devant lui ? Devait-il, au contraire, fairesilence, ne point brusquer les choses, et seulement viser àéchapper au terrible danger qu’il courait ?