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— Ona repêché un cadavre dans la Seine, se disait Juve, touten descendant la rue de Steinkerque, en compagnie de Bouzille. Labelle affaire, en vérité !… Cela se produittous les jours, parbleu… et rien ne prouve, rien ne tend àprouver que cela dût avoir la moindre importance…

Maissi Juve raisonnait ainsi, si d’avance il protestait sur lesrenseignements que Bouzille venait de lui apporter, le policier, aufond de son âme, se sentait déjà fort piquépar une réelle curiosité.

Bouzille,somme toute, était un étrange individu qui ne parlaitpas toujours au hasard, et qui, tout au contraire, le plus souvent,sous son apparence de naïveté, cachait un fond indéniablede roublardise.

Bouzilleparlait souvent pour ne rien dire, et plus souvent encoren’expliquait pas tout ce qu’il eût pu expliquer.

— Ilest très possible, songeait Juve, que Bouzille, venuspécialement me chercher, soit au courant de quelque chosequ’il ne tienne pas à m’expliquer en détail.Il me met sur une piste, suivons-là…

Traversantles boulevards extérieurs, Juve, qui souffrirait toujours, caril était réellement fatigué et avait grandeenvie d’aller se coucher, hélait un taxi-auto, y faisaitmonter Bouzille.

— Quelleadresse faut-il donner, interrogea-t-il.

Bouzillen’hésita pas :

— Faite-nousconduire à la morgue, m’sieur Juve, conseillait-il.Après tout, il faudra s’occuper d’un cadavre.C’est assez indiqué de commencer par l’hôtelmeublé où d’ordinaire ils logent tous…

Juvedonna l’adresse, monta à son tour dans la voiture,écouta le bavardage de Bouzille avec l’arrière-penséeque dans le flot ininterrompu de paroles, il pouvait fort bien avoirla surprise de découvrir un renseignement utile.

Bouzille,par le fait, se montrait loquace.

Ilse gardait bien, à la vérité, de rapporter àJuve qu’il venait de quitter Fandor et qu’il avait eu enBelgique de surprenantes aventures !

Bouzilleestimait que ces choses-là n’étaient pas bonnes àconfier à tout le monde.

Enrevanche, si Bouzille tenait à être plus que délicatsur son passé immédiat, il ne cachait nullement àJuve les projets qui l’enthousiasmaient pour l’heure :

— Moi,voilà ! confiait Bouzille. J’suis tout c’qu’onveut : un négociant, un policier, un artiste, un bohème,du gibier de prison même, ça n’a pas d’importance.Ce qu’y a d’sûr, c’est que dans l’fondde mon âme, j’ai toujours eu le désir de finirfonctionnaire.

— Fonctionnaire ?s’étonna Juve, se demandant où Bouzille voulaiten arriver. Que diable penses-tu donc faire ?

— Biensûr, approuva-t-il, y a fonctionnaire et fonctionnaire,n’est-ce pas ? Mais moi, j’suis pas exigeant. Etpuis, enfin, je m’rends bien compte que je n’ai peut-êtrepas l’instruction voulue pour devenir, par exemple, présidentde la République, ou huissier dans une banque…

— Alors,Bouzille ?

— Alors,m’sieur Juve, rapport à ce que je me fiche du tiers, duquart, et tout autant de la demie, voilà ce que j’aidécidé, sauf vot’respect : je voudrais toutbonnement, ma foi, être accepté à la morgue soitcomme figurant, soit comme laveur, soit comme tout autre chose.

EtBouzille, enfiévré par son idée, continuait,faisant de grands gestes :

— Évidemment,c’est moins difficile que d’entrer à l’Académie,mais d’un aut’côté, ça rapportepeut-être plus, je n’sais pas… Et puis, dame,m’sieur Juve, faut pas oublier que j’ai des relationsdans ce monde-là et que je pourrais me faire pistonner…

— Desrelations dans le monde de la morgue ? interrogea Juve. De quoi,diable, veux-tu parler Bouzille ?

Bouzillesouriait d’un air entendu et il répliqua :

— Ben,m’sieur Juve, sauf vot’respect, rappelez-vous que dansl’temps, jtravaillais pour Dominique Husson… c’estpas parce que ce pauv’cher homme a passé l’arme àgauche que son commerce a disparu, j’connais le successeur,j’suis très bien aussi avec un garçon del’amphithéâtre. Bref, m’sieur Juve…

Bouzilles’interrompait, le policier l’interrogeait :

— Bref,Bouzille ?

— Ehbien voilà : j’ai déjà fait desdémarches. Alors comme ça, c’est demain matin quej’dois m’présenter au chef du personnel… àdix heures, qu’il m’a dit… et des fois, si j’suisarrêté, si j’plais au bonhomme, eh bien,j’entrerai tout de suite en service.

Uninstant plus tard, le fiacre stoppait devant la morgue, Bouzille quidescendait ouvrait la portière à Juve, lui montrait lebâtiment :

— Hein,faisait-il sur un ton de satisfaction profonde. C’est rien qued’le dire, mais ça dégote bougrement.

Juvedéjà ne prêtait plus attention àl’intarissable faconde de l’excellent chemineau, quis’enthousiasmait en ce moment pour le nouveau métierqu’il allait exercer, comme il s’étaitenthousiasmé de toutes les industries qu’il avaittentées, sans d’ailleurs jamais parvenir à materla fortune.

— Bouzille,appelait Juve, voilà assez de bavardages… Il s’agitmaintenant de travailler. Où diable as-tu vu le cadavre, oùdiable l’as-tu vu repêcher ?

Bouzille,pour répondre, soulevait sa casquette, et de son ongle noir segrattait avec soin le cuir chevelu.

— Heu !faisait-il, c’est comme qui dirait ici, mais tout d’même,ce n’est pas là !

Laréponse était bien digne de Bouzille, mais Juve compritque s’il ne faisait pas preuve de quelque autorité, iln’obtiendrait rien du chemineau qui savait toujours àmerveille éviter les réponses précises.

— Bouzille,articulait Juve, tu vas me dire, oui ou non, où tu as vu cecadavre. Mène-moi à l’endroit exact…

Bouzille,à cet instant, se gratta la tête avec plus d’énergieencore.

— Bon,bon, faisait-il. Seulement, si l’on va là-bas, on nousverra de l’enfer. Et si on nous voit de l’enfer, làsauce tournera certainement…

Bouzillemanifestait une inquiétude non dissimulée et jetaitdésormais des regards à droite et à gauche, toutcomme s’il eût médité de faire retraite etd’abandonner Juve brusquement.

Lepolicier, par bonheur, connaissait son homme. Juve, avec un airinnocent, prenait donc Bouzille par le bras et le forçaitainsi à demeurer tranquille.

— Bouzille,Bouzille, demandait Juve, voilà quatre fois que tu me parlesde l’enfer, et quatre fois que tu ne veux pas m’expliquerce que c’est. Fais bien attention, je n’aime pas qu’onse moque de moi ; par conséquent, tâche de filerdroit !… Tu vas m’y mener.

— Où ?demanda Bouzille.

— Àl’enfer ! murmura Juve.

Bouzillene répondit rien, mais fit une grimace abominable, ronchonnantquelque chose qui tendait à prouver qu’on étaitbien bête de rendre service aux gens, qu’il fallaitsurtout prendre garde de dire quoi que ce soit devant eux, car ils enabusaient ensuite pour vous contraindre aux plus périlleusessottises… Juve n’écoutait naturellement pas cesrécriminations, et force était alors à Bouzilled’entraîner le policier.

Cheminfaisant, d’ailleurs, le chemineau paraissait se rasséréner.

— N’est-cepas, commençait-il, faudra être prudent, m’sieurJuve ! Dans l’enfer, y a de tout… des bons et desmauvais bougres. Moi, j’suis pas connu, seulement tout de mêmeon m’connaît. Alors, après, si vous faisiez desbêtises, on m’collerait un couteau dans l’dos…D’ailleurs, je n’sais pas si vous ressortirez delà-dedans. Enfin, c’est sûr qu’en enfer ilsont dû voir qui c’était qu’on trimballaitd’la sorte et qu’on repêchait dans l’jus…

Lesparoles de Bouzille étaient fortement embrouillées, ettotalement incompréhensibles. Juve n’y prêta pasattention. Il suivait le chemineau qui traversait la Seine etcommençait à descendre sur les berges, il demandaitencore :

— Bouzille,il faut me renseigner. Qu’appelles-tu l’enfer ? Unbouge ? un mastroquet ?

— Non,dit Bouzille, c’est un trou…

Etcomme Juve le regardait avec surprise, ne comprenant point et nepouvant pas comprendre ce qu’il voulait dire, il repartait avecun grand sérieux :

— Voilà,m’sieur Juve ! C’est rapport aux flics et aux quartsd’œil qui sont toujours à faire des embêtementsaux bougres qu’ont pas d’chapeau haut de forme. Alors,n’est-ce pas, tranquillement, on a trouvé ceci…et quand j’dis on, vous comprenez, je parle d’un groupede gars qu’ont rudement pas froid aux yeux… On a trouvéceci qui est un asile et où l’on est le plus tranquilledu monde. C’est un trou, et c’est l’enfer !