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Une exclamation d’effroi échappa à tante Médie, et Mme Blanche pâlit.

– À un crime!… murmura-t-elle.

– Oui, Blanche, et je pourrais nommer le coupable. Oh! mes pressentiments ne me trompent pas. Le meurtrier de mon père est celui qui a tenté d’assassiner le marquis de Courtomieu…

– Jean Lacheneur!…

Martial baissa tristement la tête. C’était répondre.

– Et vous ne le dénoncez pas, s’écria la jeune femme, et vous ne courez pas demander vengeance à la justice!…

La physionomie de Martial devenait de plus en plus sombre.

– À quoi bon!… répondit-il. Je n’ai à donner que des preuves morales, et c’est des preuves matérielles qu’il faut à la justice.

Il eut un geste d’affreux découragement, et, d’une voix sourde, répondant à ses pensées plutôt que s’adressant à sa femme, il poursuivit:

– Le duc de Sairmeuse et le marquis de Courtomieu ont récolté ce qu’ils avaient semé. La terre ne boit jamais le sang répandu, et tôt ou tard le crime s’expie.

Mme Blanche frémissait. Chacune des paroles de son mari trouvait un écho en elle. Il eût parlé pour elle qu’il ne se fût pas exprimé autrement.

– Martial, fit-elle, essayant de le détourner de ses funèbres préoccupations, Martial!

Il ne parut pas l’entendre, et du même ton il continua:

– Ces Lacheneur vivaient heureux et honorés avant notre arrivée à Sairmeuse. Leur conduite a été au-dessus de tout éloge, ils ont poussé la probité jusqu’à l’héroïsme. D’un mot, nous pouvions nous les attacher et en faire nos amis les plus sûrs et les plus dévoués… C’était notre devoir avant notre intérêt. Nous ne l’avons pas compris. Nous les avons humiliés, ruinés, exaspérés, poussés à bout… De telles fautes se payent. Il est de ces gens qu’on doit respecter, si on n’est pas sûr de les anéantir d’un coup, eux et les leurs… Qui me dit qu’à la place de Jean Lacheneur, je n’agirais pas comme lui.

Il se tut un moment, puis, éclairé par un de ces rapides et éblouissants éclairs, qui parfois déchirent les ténèbres de l’avenir:

– Seul je connais bien Jean Lacheneur, reprit-il; seul j’ai pu mesurer sa haine, et je sais qu’il ne vit plus que par l’espoir de se venger de nous… Certes nous sommes bien haut et il est bien bas, n’importe! Nous avons tout à craindre. Nos millions sont comme un rempart autour de nous, c’est vrai, mais il saura s’ouvrir une brèche. Et les plus minutieuses précautions ne nous sauveront pas: un moment viendra quand même où nos défiances s’assoupiront, tandis que sa haine veillera toujours. Qu’entreprendra-t-il, je n’en sais rien, mais ce sera terrible. Souvenez-vous de mes paroles, Blanche, si le malheur entre dans notre maison, c’est que Jean Lacheneur lui aura ouvert la porte…

Tante Médie et sa nièce étaient trop bouleversées pour articuler seulement une parole, et pendant cinq minutes on n’entendit que le pas de Martial qui arpentait le salon.

Enfin il s’arrêta devant sa femme.

– Je viens d’envoyer chercher des chevaux de poste, dit-il… Vous m’excuserez de vous laisser seule ici… Il faut que je me rende à Sairmeuse… Je ne serai pas absent plus d’une semaine.

Il partit, en effet, quelques heures plus tard, et Mme Blanche se trouva abandonnée à elle-même et maîtresse d’elle pour plusieurs jours.

Ses angoisses étaient plus intolérables encore qu’au lendemain du crime. Ce n’était plus contre des fantômes qu’elle avait à se défendre maintenant; Chupin existait, et sa voix, si elle n’était pas plus terrible que celle de la conscience, pouvait être entendue.

Si Mme Blanche eût su où le prendre, le misérable, elle eût traité avec lui. Elle eût obtenu, pensait-elle, moyennant une grosse somme, qu’il quittât Paris, la France, qu’il s’en allât si loin qu’on n’entendit plus jamais parler de lui…

Naturellement Chupin était sorti de l’hôtel sans rien dire…

Les sinistres pressentiments exprimés par Martial, ajoutaient encore à l’épouvante de la jeune femme. Elle aussi, rien qu’au nom de Lacheneur, se sentait remuée jusqu’au plus profond de ses entrailles. Elle ne pouvait s’ôter l’idée qu’il soupçonnait quelque chose, et que, des bas fonds de la société où le retenait sa misère, il la guettait…

C’est alors que plus vivement que jamais elle désira retrouver l’enfant de Marie-Anne.

Outre qu’elle se débarrasserait ainsi des obsessions de son serment violé, il lui semblait que cet enfant la protégerait peut-être un jour et qu’il serait entre ses mains comme un otage.

Mais où rencontrer un homme à qui se confier?…

Se mettant l’esprit à la torture, elle se souvint d’avoir entendu autrefois son père parler d’un espion du nom de Chefteux, garçon prodigieusement adroit, disait-il, et capable de tout, même d’honnêteté, quand on y mettait le prix.

C’était un de ces misérables comme il en grouille dans les bourbiers de la politique, aux époques troublées, un jeune mouchard dressé par Fouché, qui avait toute honte bue, qui avait servi et trahi tour à tour tous les partis, qui avait trafiqué de tout, et qui, en dernier lieu, avait été condamné pour faux et s’était évadé du bagne.

En 1815, Chefteux avait quitté ostensiblement la police, pour fonder un «bureau de renseignements privés.»

Après quelques informations, Mme Blanche apprit que cet homme demeurait place Dauphine, et elle résolut de profiter de l’absence de son mari pour s’adresser à lui.

Un matin donc, elle s’habilla le plus simplement possible et, suivie de tante Médie, elle alla frapper à la porte de l’élève de Fouché.

Chefteux avait alors trente-quatre ans. C’était un petit homme de taille moyenne, de mine inoffensive, et qui affectait une continuelle bonne humeur.

Il fit entrer ses deux clientes dans un petit salon fort proprement meublé, et tout aussitôt Mme Blanche se mit à lui raconter qu’elle était mariée et établie rue Saint-Denis, et qu’une de ses sœurs, qui venait de mourir, avait fait une faute, et qu’elle était prête aux plus grands sacrifices pour retrouver l’enfant de cette sœur, etc., etc., enfin, tout une histoire, qu’elle avait préparée, et qui était assez vraisemblable.

L’espion n’en crut pourtant pas un mot, car, dès qu’elle eut achevé, il lui frappa familièrement sur l’épaule, en disant:

– Bref, la petite mère, nous avons fait nos farces avant le mariage…

Elle se rejeta en arrière, comme au contact d’un reptile, écrasant du regard l’homme des renseignements.

Être traitée ainsi, elle, une Courtomieu, duchesse de Sairmeuse!

– Je crois que vous vous méprenez! fit-elle d’un accent où vibrait tout l’orgueil de sa race.