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Des bestiaux à grosses bosses pâturaient dans les prairies grasses et disparaissaient sous les grandes herbes; les forêts, aux essences magnifiques, s’offraient aux yeux comme de vastes bouquets; mais dans ces bouquets, lions, léopards, hyènes, tigres, se réfugiaient pour échapper aux dernières chaleurs du jour. Parfois un éléphant faisait ondoyer la cime des taillis, et l’on entendait le craquement des arbres cédant à ses cornes d’ivoire.

«Quel pays de chasse! s’écria Kennedy enthousiasmé; une balle lancée à tout hasard, en pleine forêt, rencontrerait un gibier digne d’elle! Est-ce qu’on ne pourrait pas en essayer un peu?

– Non pas, mon cher Dick; voici la nuit, une nuit menaçante, escortée d’un orage. Or les orages sont terribles dans cette contrée, où le sol est disposé comme une immense batterie électrique.

– Vous avez raison, monsieur, dit Joe, la chaleur est devenue étouffante, le vent est complètement tombé, on sent qu’il se prépare quelque chose.

– L’atmosphère est surchargée d’électricité, répondit le docteur; tout être vivant est sensible à cet état de l’air qui précède la lutte des éléments, et j’avoue que je n’en fus jamais imprégné à ce point.

– Eh bien! demanda le chasseur, ne serait-ce pas le cas de descendre?

– Au contraire, Dick, j’aimerais mieux monter. Je crains seulement d’être entraîné au-delà de ma route pendant ces croisements de courants atmosphériques.

– Veux-tu donc abandonner la direction que nous suivons depuis la côte.

– Si cela m’est possible, répondit Fergusson, je me porterai plus directement au nord pendant sept à huit degrés; j’essaierai de remonter vers les latitudes présumées des sources du Nil; peut-être apercevrons-nous quelques traces de l’expédition du capitaine Speke, ou même la caravane de M. de Heuglin. Si mes calculs sont exacts, nous nous trouvons par 32° 40’de longitude, et je voudrais monter droit au-delà de l’équateur.

– Vois donc! s’écria Kennedy en interrompant son compagnon, vois donc ces hippopotames qui se glissent hors des étangs, ces masses de chair sanguinolente, et ces crocodiles qui aspirent bruyamment l’air!

– Ils étouffent! fit Joe. Ah! quelle manière charmante de voyager, et comme on méprise toute cette malfaisante vermine! Monsieur Samuel! monsieur Kennedy! voyez donc ces bandes d’animaux qui marchent en rangs pressés! Ils sont bien deux cents; ce sont des loups.

– Non, Joe, mais des chiens sauvages; une fameuse race, qui ne craint pas de s’attaquer aux lions. C’est la plus terrible rencontre que puisse faire un voyageur. Il est immédiatement mis en pièces.

– Bon! ce ne sera pas Joe qui se chargera de leur mettre une muselière, répondit l’aimable garçon. Après ça, si c’est leur naturel, il ne faut pas trop leur en vouloir.»

Le silence se faisait peu à peu sous l’influence de l’orage; il semblait que l’air épaissi devint impropre à transmettre les sons; l’atmosphère paraissait ouatée et, comme une salle tendue de tapisseries, perdait toute sonorité. L’oiseau rameur, la grue couronnée, les geais rouges et bleus, le moqueur, les moucherolles disparaissaient dans les grands arbres. La nature entière offrait les symptômes d’un cataclysme prochain.

À neuf heures du soir, le Victoria demeurait immobile au-dessus de Mséné, vaste réunion de villages à peine distincts dans l’ombre; parfois la réverbération d’un rayon égaré dans l’eau morne indiquait des fossés distribués régulièrement, et, par une dernière éclaircie, le regard put saisir la forme calme et sombre des palmiers, des tamarins, des sycomores et des euphorbes gigantesques.

«J’étouffe! dit l’Écossais en aspirant à pleins poumons le plus possible de cet air raréfié; nous ne bougeons plus! Descendrons-nous?

– Mais l’orage? fit le docteur assez inquiet.

– Si tu crains d’être entraîné par le vent, il me semble que tu n’as pas d’autre parti à prendre.

– L’orage n’éclatera peut-être pas cette nuit, reprit Joe; les nuages sont très hauts.

– C’est une raison qui me fait hésiter à les dépasser; il faudrait monter à une grande élévation, perdre la terre de vue, et ne savoir pendant toute la nuit si nous avançons et de quel côté nous avançons.

– Décide-toi, mon cher Samuel, cela presse.

– Il est fâcheux que le vent soit tombé, reprit Joe; il nous eût entraînés loin de l’orage.

– Cela est regrettable, mes amis, car les nuages sont un danger pour nous; ils renferment des courants opposés qui peuvent nous enlacer dans leurs tourbillons, et des éclairs capables de nous incendier. D’un autre côté, la force de la rafale peut nous précipiter à terre, si nous jetons l’ancre au sommet d’un arbre.

– Alors que faire?

– Il faut maintenir le Victoria dans une zone moyenne entre les périls de la terre et les périls du ciel. Nous avons de l’eau en quantité suffisante pour le chalumeau, et nos deux cents livres de lest sont intactes. Au besoin, je m’en servirais.

– Nous allons veiller avec toi, dit le chasseur.

– Non, mes amis; mettez les provisions à l’abri et couchez-vous; je vous réveillerai si cela est nécessaire.

– Mais, mon maître, ne feriez-vous pas bien de prendre du repos vous-même, puisque rien ne nous menace encore?

– Non, merci, mon garçon, je préfère veiller. Nous sommes immobiles, et si les circonstances ne changent pas, demain nous nous trouverons exactement à la même place.

– Bonsoir, monsieur.

– Bonne nuit, si c’est possible.»

Kennedy et Joe s’allongèrent sous leurs couvertures, et le docteur demeura seul dans l’immensité.

Cependant le dôme de nuages s’abaissait insensiblement, et l’obscurité se faisait profonde. La voûte noire s’arrondissait autour du globe terrestre comme pour l’écraser.

Tout d’un coup un éclair violent, rapide, incisif, raya l’ombre; sa déchirure n’était pas refermée qu’un effrayant éclat de tonnerre ébranlait les profondeurs du ciel.

«Alerte!» s’écria Fergusson.

Les deux dormeurs, réveillés à ce bruit épouvantable, se tenaient à ses ordres.

«Descendons-nous? fit Kennedy.

– Non! le ballon n’y résisterait pas. Montons avant que ces nuages ne se résolvent en eau et que le vent ne se déchaîne!»

Et il poussa activement la flamme du chalumeau dans les spirales du serpentin.

Les orages des tropiques se développent avec une rapidité comparable à leur violence. Un second éclair déchira la nue, et fut suivi de vingt autres immédiats. Le ciel était zébré d’étincelles électriques qui grésillaient sous les larges gouttes de la pluie.