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«Mon cher Samuel, dit Kennedy, si nous continuons à produire de pareils effets, nous aurons de la peine à établir des relations commerciales avec ces gens-là.

– Il y aurait cependant, dit Joe, une opération commerciale d’une grande simplicité à faire. Ce serait de descendre tranquillement et d’emporter les marchandises les plus précieuses, sans nous préoccuper des marchands. On s’enrichirait.

– Bon! répliqua le docteur, ces indigènes ont eu peur au premier moment. Mais ils ne tarderont pas à revenir par superstition ou par curiosité.

– Vous croyez, mon maître?

– Nous verrons bien; mais il sera prudent de ne point trop les approcher, le Victoria n’est pas un ballon blindé ni cuirassé; il n’est donc à l’abri ni d’une balle, ni d’une flèche.

– Comptes-tu donc, mon cher Samuel, entrer en pourparlers avec ces Africains?

– Si cela se peut, pourquoi pas? répondit le docteur; il doit se trouver à Kazeh des marchands arabes plus instruits, moins sauvages. Je me rappelle que MM. Burton et Speke n’eurent qu’à se louer de l’hospitalité des habitants de la ville. Ainsi, nous pouvons tenter l’aventure.

Le Victoria, s’étant insensiblement rapproché de terre, accrocha l’une de ses ancres au sommet d’un arbre près de la place du marché. Toute la population reparaissait en ce moment hors de ses trous; les têtes sortaient avec circonspection. Plusieurs «Waganga», reconnaissables à leurs insignes de coquillages coniques, s’avancèrent hardiment; c’étaient les sorciers de l’endroit. Ils portaient à leur ceinture de petites gourdes noires enduites de graisse, et divers objets de magie, d’une malpropreté d’ailleurs toute doctorale.

Peu à peu, la foule se fit à leurs côtés, les femmes et les enfants les entourèrent, les tambours rivalisèrent de fracas, les mains se choquèrent et furent tendues vers le ciel.

«C’est leur manière de supplier, dit le docteur Fergusson; si je ne me trompe, nous allons être appelés à jouer un grand rôle.

– Eh bien! monsieur, jouez-le.

– Toi-même, mon brave Joe, tu vas peut-être devenir un dieu.

– Eh! monsieur, cela ne m’inquiète guère, et l’encens ne me déplait pas.»

En ce moment, un des sorciers, un «Myanga», fit un geste, et toute cette clameur s’éteignit dans un profond silence. Il adressa quelques paroles aux voyageurs, mais dans une langue inconnue.

Le docteur Fergusson, n’ayant pas compris, lança à tout hasard quelques mots d’arabe, et il lui fut immédiatement répondu dans cette langue.

L’orateur se livra à une abondante harangue, très fleurie, très écoutée; le docteur ne tarda pas à reconnaître que le Victoria était tout bonnement pris pour la Lune en personne, et que cette aimable déesse avait daigné s’approcher de la ville avec ses trois Fils, honneur qui ne serait jamais oublié dans cette terre aimée du Soleil.

Le docteur répondit avec une grande dignité que la Lune faisait tous les mille ans sa tournée départementale, éprouvant le besoin de se montrer de plus près à ses adorateurs; il les priait donc de ne pas se gêner et d’abuser de sa divine présence pour faire connaître leurs besoins et leurs vœux.

Le sorcier répondit à son tour que le sultan, le «Mwani», malade depuis de longues années, réclamait les secours du ciel, et il invitait les fils de la Lune à se rendre auprès de lui.

Le docteur fit part de l’invitation à ses compagnons.

«Et tu vas te rendre auprès de ce roi nègre? dit le chasseur.

– Sans doute. Ces gens-là me paraissent bien disposés; l’atmosphère est calme; il n’y a pas un souffle de vent! Nous n’avons rien à craindre pour le Victoria.

– Mais que feras-tu?

– Sois tranquille, mon cher Dick; avec un peu de médecine je m’en tirerai.»

Puis, s’adressant à la foule:

«La Lune, prenant en pitié le souverain cher aux enfants de l’Unyamwezy, nous a confié le soin de sa guérison. Qu’il se prépare à nous recevoir!»

Les clameurs, les chants, les démonstrations redoublèrent, et toute cette vaste fourmilière de têtes noires se remit en mouvement.

«Maintenant, mes amis, dit le docteur Fergusson, il faut tout prévoir; nous pouvons, à un moment donné, être forcés de repartir rapidement. Dick restera donc dans la nacelle, et, au moyen du chalumeau, il maintiendra une force ascensionnelle suffisante. L’ancre est solidement assujettie; il n’y a rien à craindre. Je vais descendre à terre. Joe m’accompagnera; seulement il restera au pied de l’échelle.

– Comment! tu iras seul chez ce moricaud? dit Kennedy.

– Comment! monsieur Samuel, s’écria Joe, vous ne voulez pas que je vous suive jusqu’au bout!

– Non; j’irai seul; ces braves gens se figurent que leur grande déesse la Lune est venue leur rendre visite, je suis protégé par la superstition; ainsi, n’ayez aucune crainte, et restez chacun au poste que je vous assigne.

– Puisque tu le veux, répondit le chasseur.

– Veille à la dilatation du gaz.

– C’est convenu.»

Les cris des indigènes redoublaient; ils réclamaient énergiquement l’intervention céleste.

«Voilà! voilà! fit Joe. Je les trouve un peu impérieux envers leur bonne Lune et ses divins Fils.»

Le docteur, muni de sa pharmacie de voyage, descendit à terre, précédé de Joe. Celui-ci grave et digne comme il convenait, s’assit au pied de l’échelle, les jambes croisées sous lui à la façon arabe, et une partie de la foule l’entoura d’un cercle respectueux.

Pendant ce temps, le docteur Fergusson, conduit au son des instruments, escorté par des pyrrhiques religieuses, s’avança lentement vers le «tembé royal», situé assez loin hors de la ville; il était environ trois heures, et le soleil resplendissait; il ne pouvait faire moins pour la circonstance.

Le docteur marchait avec dignité; les «Waganga» l’entouraient et contenaient la foule. Fergusson fut bientôt rejoint par le fils naturel du sultan, jeune garçon assez bien tourné, qui, suivant la coutume du pays, était le seul héritier des biens paternels, à l’exclusion des enfants légitimes; il se prosterna devant le Fils de la Lune; celui-ci le releva d’un geste gracieux.

Trois quarts d’heure après, par des sentiers ombreux, au milieu de tout le luxe d’une végétation tropicale, cette procession enthousiasmée arriva au palais du sultan, sorte d’édifice carré, appelé Ititénya, et situé au versant d’une colline. Une espèce de véranda, formée par le toit de chaume, régnait à l’extérieur, appuyée sur des poteaux de bois qui avaient la prétention d’être sculptés. De longues lignes d’argile rougeâtre ornaient les murs, cherchant à reproduire des figures d’hommes et de serpents, ceux-ci naturellement mieux réussis que ceux-là. La toiture de cette habitation ne reposait pas immédiatement sur les murailles, et l’air pouvait y circuler librement; d’ailleurs, pas de fenêtres, et à peine une porte.