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Le docteur Fergusson fut reçu avec de grands honneurs par les gardes et les favoris, des hommes de belle race, des Wanyamwezi, type pur des populations de l’Afrique centrale, forts et robustes, bien faits et bien portants. Leurs cheveux divisés en un grand nombre de petites tresses retombaient sur leurs épaules; au moyen d’incisions noires ou bleues, ils zébraient leurs joues depuis les tempes jusqu’à la bouche. Leurs oreilles, affreusement distendues, supportaient des disques en bois et des plaques de gomme copal; ils étaient vêtus de toiles brillamment peintes; les soldats, armés de la sagaie, de l’arc, de la flèche barbelée et empoisonnée du suc de l’euphorbe, du coutelas, du «sime», long sabre à dents de scie, et de petites haches d’armes.

Le docteur pénétra dans le palais. Là, en dépit de la maladie du sultan, le vacarme déjà terrible redoubla à son arrivée. Il remarqua au linteau de la porte des queues de lièvre, des crinières de zèbre, suspendues en manière de talisman. Il fut reçu par la troupe des femmes de Sa Majesté, aux accords harmonieux de «l’upatu», sorte de cymbale faite avec le fond d’un pot de cuivre, et au fracas du «kilindo», tambour de cinq pieds de haut creusé dans un tronc d’arbre, et contre lequel deux virtuoses s’escrimaient à coups de poing.

La plupart de ces femmes paraissaient fort jolies, et fumaient en riant le tabac et le thang dans de grandes pipes noires; elles semblaient bien faites sous leur longue robe drapée avec grâce, et portaient le «kilt» en fibres de calebasse, fixé autour de leur ceinture.

Six d’entre elles n’étaient pas les moins gaies de la bande, quoique placées à l’écart et réservées à un cruel supplice. À la mort du sultan, elles devaient être enterrées vivantes auprès de lui, pour le distraire pendant l’éternelle solitude.

Le docteur Fergusson, après avoir embrassé tout cet ensemble d’un coup d’œil, s’avança jusqu’au lit de bois du souverain. Il vit là un homme d’une quarantaine d’années, parfaitement abruti par les orgies de toutes sortes et dont il n’y avait rien à faire. Cette maladie, qui se prolongeait depuis des années, n’était qu’une ivresse perpétuelle. Ce royal ivrogne avait à peu près perdu connaissance, et toute l’ammoniaque du monde ne l’aurait pas remis sur pied.

Les favoris et les femmes, fléchissant le genou, se courbaient pendant cette visite solennelle. Au moyen de quelques gouttes d’un violent cordial, le docteur ranima un instant ce corps abruti; le sultan fit un mouvement, et, pour un cadavre qui ne donnait plus signe d’existence depuis quelques heures, ce symptôme fut accueilli par un redoublement de cris en l’honneur du médecin.

Celui-ci, qui en avait assez, écarta par un mouvement rapide ses adorateurs trop démonstratifs et sortit du palais. Il se dirigea vers le Victoria. Il était six heures du soir.

Joe, pendant son absence, attendait tranquillement au bas de l’échelle; la foule lui rendait les plus grands devoirs. En véritable Fils de la Lune, il se laissait faire. Pour une divinité, il avait l’air d’un assez brave homme, pas fier, familier même avec les jeunes Africaines, qui ne se lassaient pas de le contempler. Il leur tenait d’ailleurs d’aimables discours.

«Adorez, mesdemoiselles, adorez, leur disait-il; je suis un bon diable, quoique fils de déesse!»

On lui présenta les dons propitiatoires, ordinairement déposés dans les «mzimu» ou huttes-fétiches. Cela consistait en épis d’orge et en «pombé». Joe se crut obligé de goûter à cette espèce de bière forte; mais son palais, quoique fait au gin et au wiskey, ne put en supporter la violence. Il fit une affreuse grimace, que l’assistance prit pour un sourire aimable.

Et puis les jeunes filles, confondant leurs voix dans une mélopée traînante, exécutèrent une danse grave autour de lui.

«Ah! vous dansez, dit-il, eh bien! je ne serai pas en reste avec vous, et je vais vous montrer une danse de mon pays.»

Et il entama une gigue étourdissante, se contournant, se détirant, se déjetant, dansant des pieds, dansant des genoux, dansant des mains, se développant en contorsions extravagantes, en poses incroyables, en grimaces impossibles, donnant ainsi à ces populations une étrange idée de la manière dont les dieux dansent dans la Lune.

Or, tous ces Africains, imitateurs comme des singes, eurent bientôt fait de reproduire ses manières, ses gambades, ses trémoussements; ils ne perdaient pas un geste, ils n’oubliaient pas une attitude; ce fut alors un tohu-bohu, un remuement, une agitation dont il est difficile de donner une idée, même faible. Au plus beau de la fête, Joe aperçut le docteur.

Celui-ci revenait en toute hâte, au milieu d’une foule hurlante et désordonnée. Les sorciers et les chefs semblaient fort animés. On entourait le docteur; on le pressait, on le menaçait. Étrange revirement! Que s’était-il passé? Le sultan avait-il maladroitement succombé entre les mains de son médecin céleste?

Kennedy, de son poste, vit le danger sans en comprendre la cause. Le ballon, fortement sollicité par la dilatation du gaz, tendait sa corde de retenue, impatient de s’élever dans les airs.

Le docteur parvint au pied de l’échelle. Une crainte superstitieuse retenait encore la foule et l’empêchait de se porter à des violences contre sa personne; il gravit rapidement les échelons, et Joe le suivit avec agilité.

«Pas un instant à perdre, lui dit son maître. Ne cherche pas à décrocher l’ancre! Nous couperons la corde! Suis-moi!

– Mais qu’y a-t-il donc? demanda Joe en escaladant la nacelle.

– Qu’est-il arrivé? fit Kennedy, sa carabine à la main.

– Regardez, répondit le docteur en montrant l’horizon.

– Eh bien! demanda le chasseur.

– Eh bien! la lune!»

La lune, en effet, se levait rouge et splendide, un globe de feu sur un fond d’azur. C’était bien elle! Elle et le Victoria!

Ou il y avait deux lunes, ou les étrangers n’étaient que des imposteurs, des intrigants, des faux dieux!

Telles avaient été les réflexions naturelles de la foule. De là le revirement.

Joe ne put retenir un immense éclat de rire. La population de Kazeh, comprenant que sa proie lui échappait, poussa des hurlements prolongés; des arcs, des mousquets furent dirigés vers le ballon.

Mais un des sorciers fit un signe. Les armes s’abaissèrent; il grimpa dans l’arbre, avec l’intention de saisir la corde de l’ancre, et d’amener la machine à terre.

Joe s’élança une hachette à la main.

«Faut-il couper? dit-il.

– Attends, répondit le docteur.

– Mais ce nègre…?

– Nous pourrons peut-être sauver notre ancre, et j’y tiens. Il sera toujours temps de couper.»

Le sorcier, arrivé dans l’arbre, fit si bien qu’en rompant les branches il parvint à décrocher l’ancre; celle-ci, violemment attirée par l’aérostat, attrapa le sorcier entre les jambes, et celui-ci, à cheval sur cet hippogriffe inattendu, partit pour les régions de l’air.