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– Ah! la gueuse! cria-t-elle.

– Mais on dirait que vous n’êtes pas contente, madame Martinet… Vous la connaissez donc?

– Si je la connais? C’est ma sœur!

– Ah! bien! en voilà une histoire! fit le noir en se levant… Je regrette bien d’avoir tant bavardé… mais moi, vous savez, je reste des mois sans parler. Alors, quand ça me prend…

Et il rit de toute sa bouche. Il paraissait bon enfant avec ses grosses joues de bébé noir.

Il alla vers la porte, se retourna une dernière fois:

– Je vous demande bien pardon de vous avoir causé de la peine, madame Martinet. Tout ça, c’est la faute au père Jules, qui est trop bavard. Ah! il a la langue bien pendue! Mais s’il savait que cette femme, cette Diane, est votre sœur, et s’il savait que vous recevez chez vous aussi souvent M. Pold, il n’aurait certainement point de repos qu’il ne vous eût priée de sauver le jeune homme de cette mauvaise fréquentation… Enfin, tout ça, c’est son affaire et la vôtre. Au revoir, madame Martinet, bien au revoir…

– Au revoir, monsieur Joe.

Elle le laissa partir, ne s’occupant plus de lui, toute à sa pensée.

Le nègre traversa le magasin. Cette fois, ce fut le commis qui l’accompagna.

– Passons par cette cour, dit Joe tout haut. Elle donne certainement sur la rue des Jeûneurs, et j’y ai affaire.

Ils passèrent par la cour. Sous le porche, Joe et le commis eurent une rapide conversation, puis le nègre s’éloigna. Il descendit vers la rue Montmartre, remonta vers les boulevards et, revenant sur ses pas, reprit le chemin de la gare de l’Est.

Joe rentrait à l’auberge Rouge.

Restée seule dans son bureau, Mme Martinet nourrissait contre sa sœur les plus noires pensées. Elle avait cru jusqu’alors éprouver simplement une très grande sympathie pour Pold.

La franchise de ses allures, ses airs de «casse-cou», sa gaieté continuelle, sa bonne santé l’avaient séduite. Elle n’avait pas voulu se l’avouer tout d’abord; elle avait même lutté contre ce sentiment de tendresse qui la surprenait. Elle avait marqué volontairement de la mauvaise humeur devant Pold, alors qu’elle était dans l’enchantement de sa présence et de ses espiègleries. Mais il avait bien fallu qu’elle s’avouât que cette affection grandissait. L’indifférence que Martinet montrait pour sa femme, maintenant que le tapissier ne songeait plus qu’à ses travaux et aux joies culinaires, avait fait faire quelque chemin à l’affection de Mme Martinet pour Pold.

– L’amour, disait couramment Martinet à sa femme, nous n’avons pas le temps d’y songer. C’est un objet de luxe que nous nous paierons quand nous serons retirés des affaires…

Mme Martinet trouvait qu’il serait trop tard alors. Mais il esquivait l’argument.

Ces théories pouvaient être goûtées de M. Martinet, qui, à quarante-cinq ans, ne brûlait déjà plus des feux de la jeunesse. Mais Mme Martinet, qui avouait trente ans et n’en n’avait guère plus, les trouvait détestables. Une bonne éducation, dans une modeste famille bourgeoise, avait sauvé jusqu’alors l’honneur de Martinet. Les frasques de sa sœur, enlevée de bonne heure par un officier, et, depuis, horizontale de haute volée, n’avaient fait que la rendre plus sévère sur le chapitre des mœurs. Mais peu à peu, toutes ces barrières qui garantissaient la fidélité conjugale tombaient, et les résolutions vertueuses de cette dame fléchissaient devant ce qu’elle appelait une «bonne affection».

Cette affection, c’était de l’amour! Les révélations de Joe le lui prouvaient bien par le mal qu’elle en ressentait. Elle aimait Pold!

Mme Martinet avait pris son mouchoir de fine batiste, car elle était très coquette de son linge, et le déchirait de toutes ses petites dents qui étaient admirables.

Elle marchait à pas pressés dans son bureau, retombait sur un fauteuil, s’asseyait à un pupitre, fermait avec bruit le grand livre, ouvrait le livre de caisse, brisait une plume, renversait du sable dans l’encrier, pleurait, remâchait ce qui restait de son mouchoir et poussait de gros soupirs.

Elle se disait:

– Oui, je l’aime! Mais ce n’est pas bien de l’aimer! Le matin où il est venu, reconduisant ce monstre de Martinet, je lui ai permis trop de privautés. Il m’a embrassée et je m’en suis défendue. Quand on est monté dans la chambre, je l’ai caché comme si j’avais mal agi… J’ai été coupable, mais je m’étais promis de ne plus recommencer ces imprudences et de le fuir quand il viendrait ici! Ai-je tenu ma promesse? Non! Et, aujourd’hui, je m’aperçois que la nouvelle de son amour pour une autre femme me déchire le cœur.

Elle se releva d’un bond, en criant:

– Et c’est elle! Elle qui me le prend! Quand j’étais toute petite, elle était plus petite encore que moi, et c’est elle qui prenait tous mes jouets… Elle me prenait aussi toute l’affection de mes parents. Elle continue maintenant à me prendre tout ce qui me tient au cœur, à me voler! n’aurait-elle pas pu me laisser mon Pold… elle qui en a tant et autant qu’elle veut?… Que va-t-elle en faire? Comment va-t-il sortir de ses mains? Elle va me le débaucher, lui qui était si gentil et si naïf, malgré son air de n’avoir peur de rien… Qu’est-ce que je voulais? Qu’est-ce que je demandais? L’avoir simplement, de temps en temps, à côté de moi… Je l’aimais sans qu’il le sût… Il l’aurait deviné un jour… Le matin où il m’a embrassée, il s’en doutait bien un peu…

Enfin, elle prit une grande résolution:

– Mais je le lui arracherai! Je ne veux pas qu’il continue à aimer cette femme! Ah! mais non!

Et elle répéta:

– Ah! mais non! Ah! mais non! Ah! mais non!

Elle cherchait un moyen de reprendre Pold, moyen qu’elle ne trouvait du reste pas.

– Et ils vont s’aimer! s’aimer dans cette garçonnière que nous lui avons meublée, que nous lui avons créée! Mes mains ont travaillé à cette besogne! Comment faire? Comment faire?

Elle en était là de ses tristes réflexions, quand on frappa à la porte du bureau; elle cria d’entrer.

C’était le commis. Il portait un trousseau de clefs toutes neuves à la main. Il les tendit à Mme Martinet.

– Je vous demande pardon de vous déranger, madame, mais voici les clefs qu’on vient d’apporter.

– Quelles clefs?

– Comment, quelles clefs? Mais celles que vous m’avez commandées!

– Je vous ai commandé des clefs? Et pour quelles serrures?

– Mais pour les serrures de l’appartement de la rue de Moscou.

– Mais on les a apportées ce matin, ces clefs! Vous me les avez données vous-même… Je les ai remises à mon mari qui doit les remettre à M. Pold…