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– Taisez-vous, m’interrompit en souriant Rouletabille, taisez-vous, vous allez dire une bêtise. Je suis sûr que l’assassin viendra depuis ce matin, dix heures et demie, c’est-à-dire avant votre arrivée, et par conséquent avant que nous n’ayons aperçu Arthur Rance à la fenêtre de la cour d’honneur…

– Ah! ah! fis-je… vraiment… mais encore, pourquoi en étiez-vous sûr dès dix heures et demie?

– Parce que, à dix heures et demie, j’ai eu la preuve que Mlle Stangerson faisait autant d’efforts pour permettre à l’assassin de pénétrer dans sa chambre, cette nuit, que M. Robert Darzac avait pris, en s’adressant à moi, de précautions pour qu’il n’y entrât pas…

– Oh! oh! m’écriai-je, est-ce bien possible!…»

Et plus bas:

«Ne m’avez-vous pas dit que Mlle Stangerson adorait M. Robert Darzac?

– Je vous l’ai dit parce que c’est la vérité!

– Alors, vous ne trouvez pas bizarre…

– Tout est bizarre, dans cette affaire, mon ami, mais croyez bien que le bizarre que vous, vous connaissez n’est rien à côté du bizarre qui vous attend!…

– Il faudrait admettre, dis-je encore, que Mlle Stangerson «et son assassin» aient entre eux des relations au moins épistolaires?

– Admettez-le! mon ami, admettez-le!… Vous ne risquez rien!… Je vous ai rapporté l’histoire de la lettre sur la table de Mlle Stangerson, lettre laissée par l’assassin la nuit de la «galerie inexplicable», lettre disparue… dans la poche de Mlle Stangerson… Qui pourrait prétendre que, «dans cette lettre, l’assassin ne sommait pas Mlle Stangerson de lui donner un prochain rendez-vous effectif», et enfin qu’il n’a pas fait savoir à Mlle Stangerson, «aussitôt qu’il a été sûr du départ de M. Darzac», que ce rendez-vous devait être pour la nuit qui vient?»

Et mon ami ricana silencieusement. Il y avait des moments où je me demandais s’il ne se payait point ma tête.

La porte de l’auberge s’ouvrit. Rouletabille fut debout, si subitement, qu’on eût pu croire qu’il venait de subir sur son siège une décharge électrique.

«Mr Arthur Rance!» s’écria-t-il.

M. Arthur Rance était devant nous, et, flegmatiquement, saluait.

XX Un geste de Mlle Stangerson

«Vous me reconnaissez, monsieur? demanda Rouletabille au gentleman.

– Parfaitement, répondit Arthur Rance. J’ai reconnu en vous le petit garçon du buffet. (Visage cramoisi de colère de Rouletabille à ce titre de petit garçon.) Et je suis descendu de ma chambre pour venir vous serrer la main. Vous êtes un joyeux petit garçon.»

Main tendue de l’américain; Rouletabille se déride, serre la main en riant, me présente, présente Mr Arthur-William Rance, l’invite à partager notre repas.

«Non, merci. Je déjeune avec M. Stangerson.»

Arthur Rance parle parfaitement notre langue, presque sans accent.

«Je croyais, monsieur, ne plus avoir le plaisir de vous revoir; ne deviez-vous pas quitter notre pays le lendemain ou le surlendemain de la réception à l’Élysée?»

Rouletabille et moi, en apparence indifférents à cette conversation de rencontre, prêtons une oreille fort attentive à chaque parole de l’Américain.

La face rose violacée de l’homme, ses paupières lourdes, certains tics nerveux, tout démontre, tout prouve l’alcoolique. Comment ce triste individu est-il le commensal de M. Stangerson? Comment peut-il être intime avec l’illustre professeur?

Je devais apprendre, quelques jours plus tard, de Frédéric Larsan – lequel avait, comme nous, été surpris et intrigué par la présence de l’Américain au château, et s’était documenté – que M. Rance n’était devenu alcoolique que depuis une quinzaine d’années, c’est-à-dire depuis le départ de Philadelphie du professeur et de sa fille. À l’époque où les Stangerson habitaient l’Amérique, ils avaient connu et beaucoup fréquenté Arthur Rance, qui était un des phrénologues les plus distingués du Nouveau Monde. Il avait su, grâce à des expériences nouvelles et ingénieuses, faire franchir un pas immense à la science de Gall et de Lavater. Enfin, il faut retenir à l’actif d’Arthur Rance et pour l’explication de cette intimité avec laquelle il était reçu au Glandier, que le savant américain avait rendu un jour un grand service à Mlle Stangerson, en arrêtant, au péril de sa vie, les chevaux emballés de sa voiture. Il était même probable qu’à la suite de cet événement une certaine amitié avait lié momentanément Arthur Rance et la fille du professeur; mais rien ne faisait supposer, dans tout ceci, la moindre histoire d’amour.

Où Frédéric Larsan avait-il puisé ses renseignements? Il ne me le dit point; mais il paraissait à peu près sûr de ce qu’il avançait.

Si, au moment où Arthur Rance nous vint rejoindre à l’auberge du «Donjon», nous avions connu ces détails, il est probable que sa présence au château nous eût moins intrigués, mais ils n’auraient fait, en tout cas, «qu’augmenter l’intérêt» que nous portions à ce nouveau personnage. L’américain devait avoir dans les quarante-cinq ans. Il répondit d’une façon très naturelle à la question de Rouletabille:

«Quand j’ai appris l’attentat, j’ai retardé mon retour en Amérique; je voulais m’assurer, avant de partir, que Mlle Stangerson n’était point mortellement atteinte, et je ne m’en irai que lorsqu’elle sera tout à fait rétablie.»

Arthur Rance prit alors la direction de la conversation, évitant de répondre à certaines questions de Rouletabille, nous faisant part, sans que nous l’y invitions, de ses idées personnelles sur le drame, idées qui n’étaient point éloignées, à ce que j’ai pu comprendre, des idées de Frédéric Larsan lui-même, c’est-à-dire que l’Américain pensait, lui aussi, que M. Robert Darzac «devait être pour quelque chose dans l’affaire». Il ne le nomma point, mais il ne fallait point être grand clerc pour saisir ce qui était au fond de son argumentation. Il nous dit qu’il connaissait les efforts faits par le jeune Rouletabille pour arriver à démêler l’écheveau embrouillé du drame de la «Chambre Jaune». Il nous rapporta que M. Stangerson l’avait mis au courant des événements qui s’étaient déroulés dans la «galerie inexplicable». On devinait, en écoutant Arthur Rance, qu’il expliquait tout par Robert Darzac. À plusieurs reprises, il regretta que M. Darzac fût «justement absent du château» quand il s’y passait d’aussi mystérieux drames, et nous sûmes ce que parler veut dire. Enfin, il émit cette opinion que M. Darzac avait été «très bien inspiré, très habile», en installant lui-même sur les lieux M. Joseph Rouletabille, qui ne manquerait point – un jour ou l’autre – de découvrir l’assassin. Il prononça cette dernière phrase avec une ironie visible, se leva, nous salua, et sortit.

Rouletabille, à travers la fenêtre, le regarda s’éloigner et dit:

«Drôle de corps!»

Je lui demandai:

«Croyez-vous qu’il passera la nuit au Glandier?»