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«Si nous avions été plus perspicaces, au moment du mensonge de Larsan, et plus… dangereux… il est certain que celui-ci eût sorti, pour détourner les soupçons, l’histoire que nous avions imaginée pour lui, l’histoire de la découverte de la canne autour de Darzac; mais les événements se sont tellement précipités que nous n’avons plus pensé à la canne! Tout de même nous l’avons fort ennuyé, Larsan-Ballmeyer, sans que nous nous en doutions!

– Mais, interrompis-je, s’il n’avait aucune intention, en achetant la canne, contre Darzac, pourquoi avait-il alors la silhouette Darzac? Le pardessus mastic? Le melon? Etc.

– Parce qu’il arrivait du crime et qu’aussitôt le crime commis, il avait repris le déguisement Darzac qui l’a toujours accompagné dans son œuvre criminelle dans l’intention que vous savez!

«Mais déjà, vous pensez bien, sa main blessée l’ennuyait et il eut, en passant avenue de l’Opéra, l’idée d’acheter une canne, idée qu’il réalisa sur-le-champ!… Il était huit heures! Un homme, avec la silhouette Darzac, qui achète une canne que je trouve dans les mains de Larsan!… Et moi, moi qui avais deviné que le drame avait déjà eu lieu à cette heure-là, qu’il venait d’avoir lieu, qui étais à peu près persuadé de l’innocence de Darzac je ne soupçonne pas Larsan!… il y a des moments…

– Il y a des moments, fis-je, où les plus vastes intelligences…»

Rouletabille me ferma la bouche… Et comme je l’interrogeais encore, je m’aperçus qu’il ne m’écoutait plus… Rouletabille dormait. J’eus toutes les peines du monde à le tirer de son sommeil quand nous arrivâmes à Paris.

XXIX Le mystère de Mlle Stangerson

Les jours suivants, j’eus l’occasion de lui demander encore ce qu’il était allé faire en Amérique. Il ne me répondit guère d’une façon plus précise qu’il ne l’avait fait dans le train de Versailles, et il détourna la conversation sur d’autres points de l’affaire.

Il finit, un jour, par me dire:

«Mais comprenez donc que j’avais besoin de connaître la véritable personnalité de Larsan!

– Sans doute, fis-je, mais pourquoi alliez-vous la chercher en Amérique?…»

Il fuma sa pipe et me tourna le dos. Évidemment, je touchais au «mystère de Mlle Stangerson». Rouletabille avait pensé que ce mystère, qui liait d’une façon si terrible Larsan à Mlle Stangerson, mystère dont il ne trouvait, lui, Rouletabille, aucune explication dans la vie de Mlle Stangerson, «en France», il avait pensé, dis-je, que ce mystère «devait avoir son origine dans la vie de Mlle Stangerson, en Amérique». Et il avait pris le bateau! Là-bas, il apprendrait qui était ce Larsan, il acquerrait les matériaux nécessaires à lui fermer la bouche… Et il était parti pour Philadelphie!

Et maintenant, quel était ce mystère qui avait «commandé le silence» à Mlle Stangerson et à M. Robert Darzac? Au bout de tant d’années, après certaines publications de la presse à scandale, maintenant que M. Stangerson sait tout et a tout pardonné, on peut tout dire. C’est, du reste, très court, et cela remettra les choses au point, car il s’est trouvé de tristes esprits pour accuser Mlle Stangerson qui, en toute cette sinistre affaire, fut toujours victime, «depuis le commencement».

Le commencement remontait à une époque lointaine où, jeune fille, elle habitait avec son père à Philadelphie. Là, elle fit la connaissance, dans une soirée, chez un ami de son père, d’un compatriote, un Français qui sut la séduire par ses manières, son esprit, sa douceur et son amour. On le disait riche. Il demanda la main de Mlle Stangerson au célèbre professeur. Celui-ci prit des renseignements sur M. Jean Roussel, et, dès l’abord, il vit qu’il avait affaire à un chevalier d’industrie. Or, M. Jean Roussel, vous l’avez deviné, n’était autre qu’une des nombreuses transformations du fameux Ballmeyer, poursuivi en France, réfugié en Amérique. Mais M. Stangerson n’en savait rien; sa fille non plus. Celle-ci ne devait l’apprendre que dans les circonstances suivantes: M. Stangerson avait, non seulement refusé la main de sa fille à M. Roussel, mais encore il lui avait interdit l’accès de sa demeure. La jeune Mathilde, dont le cœur s’ouvrait à l’amour, et qui ne voyait rien au monde de plus beau ni de meilleur que son Jean, en fut outrée. Elle ne cacha point son mécontentement à son père qui l’envoya se calmer sur les bords de l’Ohio, chez une vieille tante qui habitait Cincinnati. Jean rejoignit Mathilde là-bas et, malgré la grande vénération qu’elle avait pour son père, Mlle Stangerson résolut de tromper la surveillance de la vieille tante, et de s’enfuir avec Jean Roussel, bien décidés qu’ils étaient tous les deux à profiter des facilités des lois américaines pour se marier au plus tôt. Ainsi fut fait. Ils fuirent donc, pas loin, jusqu’à Louisville. Là, un matin, on vint frapper à leur porte. C’était la police qui désirait arrêter M. Jean Roussel, ce qu’elle fit, malgré ses protestations et les cris de la fille du professeur Stangerson. En même temps, la police apprenait à Mathilde que «son mari» n’était autre que le trop fameux Ballmeyer!…

Désespérée, après une vaine tentative de suicide, Mathilde rejoignit sa tante à Cincinnati. Celle-ci faillit mourir de joie de la revoir. Elle n’avait cessé, depuis huit jours, de faire rechercher Mathilde partout, et n’avait pas encore osé avertir le père. Mathilde fit jurer à sa tante que M. Stangerson ne saurait jamais rien! C’est bien ainsi que l’entendait la tante, qui se trouvait coupable de légèreté dans cette si grave circonstance. Mlle Mathilde Stangerson, un mois plus tard, revenait auprès de son père, repentante, le cœur mort à l’amour, et ne demandant qu’une chose: ne plus jamais entendre parler de son mari, le terrible Ballmeyer – arriver à se pardonner sa faute à elle-même, et se relever devant sa propre conscience par une vie de travail sans borne et de dévouement à son père!

Elle s’est tenue parole. Cependant, dans le moment où, après avoir tout avoué à M. Robert Darzac, alors qu’elle croyait Ballmeyer défunt, car le bruit de sa mort avait courut, elle s’était accordée la joie suprême, après avoir tant expié, de s’unir à un ami sûr, le destin lui avait ressuscité Jean Roussel, le Ballmeyer de sa jeunesse! Celui-ci lui avait fait savoir qu’il ne permettrait jamais son mariage avec M. Robert Darzac et qu’ «il l’aimait toujours!» ce qui, hélas! était vrai.

Mlle Stangerson n’hésita pas à se confier à M. Robert Darzac; elle lui montra cette lettre où Jean Roussel-Frédéric Larsan-Ballmeyer lui rappelait les premières heures de leur union dans ce petit et charmant presbytère qu’ils avaient loué à Louisville: «… Le presbytère n’a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat.» Le misérable se disait riche et émettait la prétention «de la ramener là-bas»! Mlle Stangerson avait déclaré à M. Darzac que, si son père arrivait à soupçonner un pareil déshonneur, «elle se tuerait»! M. Darzac s’était juré qu’il ferait taire cet Américain, soit par la terreur, soit par la force, dût-il commettre un crime! Mais M. Darzac n’était pas de force, et il aurait succombé sans ce brave petit bonhomme de Rouletabille.

Quant à Mlle Stangerson, que vouliez-vous qu’elle fît, en face du monstre? Une première fois, quand, après des menaces préalables qui l’avaient mise sur ses gardes, il se dressa devant elle, dans la «Chambre Jaune», elle essaya de le tuer. Pour son malheur, elle n’y réussit pas. Dès lors, elle était la victime assurée de cet être invisible «qui pouvait la faire chanter jusqu’à la mort», qui habitait chez elle, à ses côtés, sans qu’elle le sût, qui exigeait des rendez-vous «au nom de leur amour». La première fois, elle lui avait «refusé» ce rendez-vous, «réclamé dans la lettre du bureau 40»; il en était résulté le drame de la «Chambre Jaune». La seconde fois, avertie par une nouvelle lettre de lui, lettre arrivée par la poste, et qui était venue la trouver normalement dans sa chambre de convalescente, «elle avait fui le rendez-vous», en s’enfermant dans son boudoir avec ses femmes. Dans cette lettre, le misérable l’avait prévenue, que, puisqu’elle ne pouvait se déranger, «vu son état», il irait chez elle, et serait dans sa chambre telle nuit, à telle heure… qu’elle eût à prendre toute disposition pour éviter le scandale… Mathilde Stangerson, sachant qu’elle avait tout à redouter de l’audace de Ballmeyer, «lui avait abandonné sa chambre»… Ce fut l’épisode de la «galerie inexplicable». La troisième fois, elle avait «préparé le rendez-vous». C’est qu’avant de quitter la chambre vide de Mlle Stangerson, la nuit de la «galerie inexplicable», Larsan lui avait écrit, comme nous devons nous le rappeler, une dernière lettre, dans sa chambre même, et l’avait laissée sur le bureau de sa victime; cette lettre exigeait un rendez-vous «effectif» dont il fixa ensuite la date et l’heure, «lui promettant de lui rapporter les papiers de son père, et la menaçant de les brûler si elle se dérobait encore». Elle ne doutait point que le misérable n’eût en sa possession ces papiers précieux; il ne faisait là sans doute que renouveler un célèbre larcin, car elle le soupçonnait depuis longtemps d’avoir, «avec sa complicité inconsciente», volé lui-même, autrefois, les fameux papiers de Philadelphie, dans les tiroirs de son père!… Et elle le connaissait assez pour imaginer que si elle ne se pliait point à sa volonté, tant de travaux, tant d’efforts, et tant de scientifiques espoirs ne seraient bientôt plus que de la cendre!… Elle résolut de le revoir une fois encore, face à face, cet homme qui avait été son époux… et de tenter de le fléchir… puisqu’elle ne pouvait l’éviter!… On devine ce qui s’y passa… Les supplications de Mathilde, la brutalité de Larsan… Il exige qu’elle renonce à Darzac… Elle proclame son amour… Et il la frappe… «avec la pensée arrêtée de faire monter l’autre sur l’échafaud!» car il est habile, lui, et le masque Larsan qu’il va se reposer sur la figure, le sauvera… pense-t-il… tandis que l’autre… l’autre ne pourra pas, cette fois encore, donner l’emploi de son temps… De ce côté, les précautions de Ballmeyer sont bien prises… et l’inspiration en a été des plus simples, ainsi que l’avait deviné le jeune Rouletabille…