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Joseph Rouletabille me demanda ce que je pensais du récit qu’il venait de me faire. Je lui répondis que sa question m’embarrassait fort, à quoi il me répliqua d’essayer, à mon tour, de prendre ma raison par le bon bout.

«Eh bien, fis-je, il me semble que le point de départ de mon raisonnement doit être celui-ci: il ne fait point de doute que l’assassin que vous poursuiviez a été à un moment de cette poursuite dans la galerie.»

Et je m’arrêtai…

«En partant si bien, s’exclama-t-il, vous ne devriez point être arrêté si tôt. Voyons, un petit effort.

– Je vais essayer. Du moment où il était dans la galerie et où il en a disparu, alors qu’il n’a pu passer ni par une porte ni par une fenêtre, il faut qu’il se soit échappé par une autre ouverture.»

Joseph Rouletabille me considéra avec pitié, sourit négligemment et n’hésita pas plus longtemps à me confier que je raisonnais toujours «comme une savate».

«Que dis-je? comme une savate! Vous raisonnez comme Frédéric Larsan!»

Car Joseph Rouletabille passait par des périodes alternatives d’admiration et de dédain pour Frédéric Larsan; tantôt il s’écriait: «Il est vraiment fort!»; tantôt il gémissait: «Quelle brute!», selon que – et je l’avais bien remarqué – selon que les découvertes de Frédéric Larsan venaient corroborer son raisonnement à lui ou qu’elles le contredisaient. C’était un des petits côtés du noble caractère de cet enfant étrange.

Nous nous étions levés et il m’entraîna dans le parc. Comme nous nous trouvions dans la cour d’honneur, nous dirigeant vers la sortie, un bruit de volets rejetés contre le mur nous fit tourner la tête, et nous vîmes au premier étage de l’aile gauche du château, à la fenêtre, une figure écarlate et entièrement rasée que je ne connaissais point.

«Tiens! murmura Rouletabille, Arthur Rance!»

Il baissa la tête, hâta sa marche et je l’entendis qui disait entre ses dents:

«Il était donc cette nuit au château?… Qu’est-il venu y faire?»

Quand nous fûmes assez éloignés du château, je lui demandai qui était cet Arthur Rance et comment il l’avait connu. Alors il me rappela son récit du matin même, me faisant souvenir que M. Arthur-W. Rance était cet américain de Philadelphie avec qui il avait si copieusement trinqué à la réception de l’Élysée.

«Mais ne devait-il point quitter la France presque immédiatement? demandai-je.

– Sans doute; aussi vous me voyez tout étonné de le trouver encore, non seulement en France, mais encore, mais surtout au Glandier. Il n’est point arrivé ce matin; il n’est point arrivé cette nuit; il sera donc arrivé avant dîner et je ne l’ai point vu. Comment se fait-il que les concierges ne m’aient point averti?»

Je fis remarquer à mon ami qu’à propos des concierges, il ne m’avait point encore dit comment il s’y était pris pour les faire remettre en liberté.

Nous approchions justement de la loge; le père et la mère Bernier nous regardaient venir. Un bon sourire éclairait leur face prospère. Ils semblaient n’avoir gardé aucun mauvais souvenir de leur détention préventive. Mon jeune ami leur demanda à quelle heure était arrivé Arthur Rance. Ils lui répondirent qu’ils ignoraient que M. Arthur Rance fût au château. Il avait dû s’y présenter dans la soirée de la veille, mais ils n’avaient pas eu à lui ouvrir la grille, attendu que M. Arthur Rance, qui était, paraît-il, un grand marcheur et qui ne voulait point qu’on allât le chercher en voiture, avait coutume de descendre à la gare du petit bourg de Saint-Michel; de là, il s’acheminait à travers la forêt jusqu’au château. Il arrivait au parc par la grotte de Sainte-Geneviève, descendait dans cette grotte, enjambait un petit grillage et se trouvait dans le parc.

À mesure que les concierges parlaient, je voyais le visage de Rouletabille s’assombrir, manifester un certain mécontentement et, à n’en point douter, un mécontentement contre lui-même. Évidemment, il était un peu vexé que, ayant tant travaillé sur place, ayant étudié les êtres et les choses du Glandier avec un soin méticuleux, il en fût encore à apprendre «qu’Arthur Rance avait coutume de venir au château».

Morose, il demanda des explications.

«Vous dites que M. Arthur Rance a coutume de venir au château… Mais, quand y est-il donc venu pour la dernière fois?

– Nous ne saurions vous dire exactement, répondit M. Bernier – c’était le nom du concierge – attendu que nous ne pouvions rien savoir pendant qu’on nous tenait en prison, et puis parce que, si ce monsieur, quand il vient au château, ne passe pas par notre grille, il n’y passe pas non plus quand il le quitte…

– Enfin, savez-vous quand il y est venu pour la première fois?

– Oh! oui, monsieur… il y a neuf ans!…

– Il est donc venu en France, il y a neuf ans, répondit Rouletabille; et, cette fois-ci, à votre connaissance, combien de fois est-il venu au Glandier?

– Trois fois.

– Quand est-il venu au Glandier pour la dernière fois, à «votre connaissance», avant aujourd’hui.

– Une huitaine de jours avant l’attentat de la «Chambre Jaune».

Rouletabille demanda encore, cette fois-ci, particulièrement à la femme:

«Dans la rainure du parquet?

– Dans la rainure du parquet, répondit-elle.

– Merci, fit Rouletabille, et préparez-vous pour ce soir.»

Il prononça cette dernière phrase, un doigt sur la bouche, pour recommander le silence et la discrétion.

Nous sortîmes du parc et nous dirigeâmes vers l’auberge du «Donjon».

«Vous allez quelquefois manger à cette auberge?

– Quelquefois.

– Mais vous prenez aussi vos repas au château?

– Oui, Larsan et moi nous nous faisons servir tantôt dans l’une de nos chambres, tantôt dans l’autre.

– M. Stangerson ne vous a jamais invité à sa table?

– Jamais.

– Votre présence chez lui ne le lasse pas?

– Je n’en sais rien, mais en tout cas il fait comme si nous ne le gênions pas.

– Il ne vous interroge jamais?

– Jamais! Il est resté dans cet état d’esprit du monsieur qui était derrière la porte de la «Chambre Jaune», pendant qu’on assassinait sa fille, qui a défoncé la porte et qui n’a point trouvé l’assassin. Il est persuadé que, du moment qu’il n’a pu, «sur le fait», rien découvrir, nous ne pourrons à plus forte raison rien découvrir non plus, nous autres… Mais il s’est fait un devoir, «depuis l’hypothèse de Larsan», de ne point contrarier nos illusions.»

Rouletabille se replongea dans ses réflexions. Il en sortit enfin pour m’apprendre comment il avait libéré les deux concierges.