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«Je lui demandai des explications, et voici tout ce qu’il m’expliqua. Cette idée d’un danger pressant lui venait uniquement de la coïncidence qui existait entre ses absences et les attentats dont Mlle Stangerson était l’objet. La nuit de la «galerie inexplicable», il avait dû quitter le Glandier; la nuit de la «Chambre Jaune», il n’aurait pu être au Glandier et, de fait, nous savons qu’il n’y était pas. Du moins nous le savons officiellement, d’après ses déclarations. Pour que, chargé d’une idée pareille, il s’absentât à nouveau aujourd’hui, il fallait qu’il obéît à une volonté plus forte que la sienne. C’est ce que je pensais et c’est ce que je lui dis. Il me répondit: «Peut-être!» Je demandai si cette volonté plus forte que la sienne était celle de Mlle Stangerson; il me jura que non et que la décision de son départ avait été prise par lui, en dehors de toute instruction de Mlle Stangerson. Bref, il me répéta qu’il ne croyait à la possibilité d’un nouvel attentat qu’à cause de cette extraordinaire coïncidence qu’il avait remarquée «et que le juge d’instruction, du reste, lui avait fait remarquer». «S’il arrivait quelque chose à Mlle Stangerson, dit-il, ce serait terrible et pour elle et pour moi; pour elle, qui sera une fois de plus entre la vie et la mort; pour moi, qui ne pourrai la défendre en cas d’attaque et qui serai ensuite dans la nécessité de ne point dire où j’ai passé la nuit. Or, je me rends parfaitement compte des soupçons qui pèsent sur moi. Le juge d’instruction et M. Frédéric Larsan – ce dernier m’a suivi à la piste, la dernière fois que je me suis rendu à Paris, et j’ai eu toutes les peines du monde à m’en débarrasser – ne sont pas loin de me croire coupable. – Que ne dites-vous, m’écriai-je tout à coup, le nom de l’assassin, puisque vous le connaissez?» M. Darzac parut extrêmement troublé de mon exclamation. Il me répliqua, d’une voix hésitante: «Moi! Je connais le nom de l’assassin? Qui me l’aurait appris?» Je repartis aussitôt: «Mlle Stangerson!» Alors, il devint tellement pâle que je crus qu’il allait se trouver mal, et je vis que j’avais frappé juste: Mlle Stangerson et lui savent le nom de l’assassin! Quand il fut un peu remis, il me dit: «Je vais vous quitter, monsieur. Depuis que vous êtes ici, j’ai pu apprécier votre exceptionnelle intelligence et votre ingéniosité sans égale. Voici le service que je réclame de vous. Peut-être ai-je tort de craindre un attentat la nuit prochaine; mais, comme il faut tout prévoir, je compte sur vous pour rendre cet attentat impossible… Prenez toutes dispositions qu’il faudra pour isoler, pour garder Mlle Stangerson. Faites qu’on ne puisse entrer dans la chambre de Mlle Stangerson. Veillez autour de cette chambre comme un bon chien de garde. Ne dormez pas. Ne vous accordez point une seconde de repos. L’homme que nous redoutons est d’une astuce prodigieuse, qui n’a peut-être encore jamais été égalée au monde. Cette astuce même la sauvera si vous veillez; car il est impossible qu’il ne sache point que vous veillez, à cause de cette astuce même; et, s’il sait que vous veillez, il ne tentera rien. – Avez-vous parlé de ces choses à M. Stangerson? – Non! – Pourquoi? – Parce que je ne veux point, monsieur, que M. Stangerson me dise ce que vous m’avez dit tout à l’heure: Vous connaissez le nom de l’assassin!» Si, vous, vous êtes étonné de ce que je viens vous dire: «L’assassin va peut-être venir demain!», quel serait l’étonnement de M. Stangerson, si je lui répétais la même chose! Il n’admettra peut-être point que mon sinistre pronostic ne soit basé que sur des coïncidences qu’il finirait, sans doute, lui aussi, par trouver étranges… Je vous dis tout cela, monsieur Rouletabille, parce que j’ai une grande… une grande confiance en vous… Je sais que, vous, vous ne me soupçonnez pas!…»

«Le pauvre homme, continua Rouletabille, me répondait comme il pouvait, à hue et à dia. Il souffrait. J’eus pitié de lui, d’autant plus que je me rendais parfaitement compte qu’il se ferait tuer plutôt que de me dire qui était l’assassin comme Mlle Stangerson se fera plutôt assassiner que de dénoncer l’homme de la «Chambre Jaune» et de la «galerie inexplicable». L’homme doit la tenir, ou doit les tenir tous deux, d’une manière terrible, «et ils ne doivent rien tant redouter que de voir M. Stangerson apprendre que sa fille est «tenue «par son assassin.» Je fis comprendre à M. Darzac qu’il s’était suffisamment expliqué et qu’il pouvait se taire puisqu’il ne pouvait plus rien m’apprendre. Je lui promis de veiller et de ne me point coucher de la nuit. Il insista pour que j’organisasse une véritable barrière infranchissable autour de la chambre de Mlle Stangerson, autour du boudoir où couchaient les deux gardes et autour du salon où couchait, depuis la «galerie inexplicable», M. Stangerson; bref, autour de tout l’appartement. Non seulement je compris, à cette insistance, que M. Darzac me demandait de rendre impossible l’arrivée à la chambre de Mlle Stangerson, mais encore de rendre cette arrivée si «visiblement» impossible, que l’homme fût rebuté tout de suite et disparût sans laisser de trace. C’est ainsi que j’expliquai, à part moi, la phrase finale dont il me salua: «Quand je serai parti, vous pourrez parler de «vos» soupçons pour cette nuit à M. Stangerson, au père Jacques, à Frédéric Larsan, à tout le monde au château et organiser ainsi, jusqu’à mon retour, une surveillance dont, aux yeux de tous, vous aurez eu seul l’idée.»

«Il s’en alla, le pauvre, le pauvre homme, ne sachant plus guère ce qu’il disait, devant mon silence et mes yeux qui lui «criaient» que j’avais deviné les trois quarts de son secret. Oui, oui, vraiment, il devait être tout à fait désemparé pour être venu à moi dans un moment pareil et pour abandonner Mlle Stangerson, quand il avait dans la tête cette idée terrible de la «coïncidence…»

«Quand il fut parti, je réfléchis. Je réfléchis à ceci, qu’il fallait être plus astucieux que l’astuce même, de telle sorte que l’homme, s’il devait aller, cette nuit, dans la chambre de Mlle Stangerson, ne se doutât point une seconde qu’on pouvait soupçonner sa venue. Certes! l’empêcher de pénétrer, même par la mort, mais le laisser avancer suffisamment pour que, mort ou vivant, on pût voir nettement sa figure! Car il fallait en finir, il fallait libérer Mlle Stangerson de cet assassinat latent!

«Oui, mon ami, déclara Rouletabille, après avoir posé sa pipe sur la table et vidé son verre, il faut que je voie, d’une façon bien distincte, sa figure, histoire d’être sûr qu’elle entre dans le cercle que j’ai tracé avec le bon bout de ma raison.»

À ce moment, apportant l’omelette au lard traditionnelle, l’hôtesse fit sa réapparition. Rouletabille lutina un peu Mme Mathieu et celle-ci se montra de l’humeur la plus charmante.

«Elle est beaucoup plus gaie, me dit-il, quand le père Mathieu est cloué au lit par ses rhumatismes que lorsque le père Mathieu est ingambe!»

Mais je n’étais ni aux jeux de Rouletabille, ni aux sourires de l’hôtesse; j’étais tout entier aux dernières paroles de mon jeune ami et à l’étrange démarche de M. Robert Darzac.

Quand il eut fini son omelette et que nous fûmes seuls à nouveau, Rouletabille reprit le cours de ses confidences:

«Quand je vous ai envoyé ma dépêche ce matin, à la première heure, j’en étais resté, me dit-il, à la parole de M. Darzac: «L’assassin viendra ‘’peut-être’’ la nuit prochaine.» Maintenant, je peux vous dire qu’il viendra «sûrement». Oui, je l’attends.

– Et qu’est-ce qui vous a donné cette certitude? Ne serait-ce point par hasard…