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Le silence qui suivit cette explication dramatique et lumineuse avait quelque chose d’affreux. Nous souffrions tous pour l’illustre professeur, acculé ainsi par l’impitoyable logique de Frédéric Larsan à nous avouer la vérité de son martyre ou à se taire, aveu plus terrible encore. Nous le vîmes se lever, cet homme, véritable statue de la douleur, et étendre la main d’un geste si solennel que nous en courbâmes la tête comme à l’aspect d’une chose sacrée. Il prononça alors ces paroles d’une voix éclatante qui sembla épuiser toutes ses forces:

«Je jure, sur la tête de ma fille à l’agonie, que je n’ai point quitté cette porte, de l’instant où j’ai entendu l’appel désespéré de mon enfant, que cette porte ne s’est point ouverte pendant que j’étais seul dans mon laboratoire, et qu’enfin, quand nous pénétrâmes dans la «Chambre Jaune», mes trois domestiques et moi, l’assassin n’y était plus! Je jure que je ne connais pas l’assassin!»

Faut-il que je dise que, malgré la solennité d’un pareil serment, nous ne crûmes guère à la parole de M. Stangerson? Frédéric Larsan venait de nous faire entrevoir la vérité: ce n’était point pour la perdre de si tôt.

Comme M. de Marquet nous annonçait que la «conversation» était terminée et que nous nous apprêtions à quitter le laboratoire, le jeune reporter, ce gamin de Joseph Rouletabille, s’approcha de M. Stangerson, lui prit la main avec le plus grand respect et je l’entendis qui disait:

«Moi, je vous crois, monsieur!»

J’arrête ici la citation que j’ai cru devoir faire de la narration de M. Maleine, greffier au tribunal de Corbeil. Je n’ai point besoin de dire au lecteur que tout ce qui venait de se passer dans le laboratoire me fut fidèlement et aussitôt rapporté par Rouletabille lui-même.

XII La canne de Frédéric Larsan

Je ne me disposai à quitter le château que vers six heures du soir, emportant l’article que mon ami avait écrit à la hâte dans le petit salon que M. Robert Darzac avait fait mettre à notre disposition. Le reporter devait coucher au château, usant de cette inexplicable hospitalité que lui avait offerte M. Robert Darzac, sur qui M. Stangerson, en ces tristes moments, se reposait de tous les tracas domestiques. Néanmoins il voulut m’accompagner jusqu’à la gare d’Épinay. En traversant le parc, il me dit:

«Frédéric Larsan est réellement très fort et n’a pas volé sa réputation. Vous savez comment il est arrivé à retrouver les souliers du père Jacques! Près de l’endroit où nous avons remarqué les traces des «pas élégants» et la disparition des empreintes des gros souliers, un creux rectangulaire dans la terre fraîche attestait qu’il y avait eu là, récemment, une pierre. Larsan rechercha cette pierre sans la trouver et imagina tout de suite qu’elle avait servi à l’assassin à maintenir au fond de l’étang les souliers dont l’homme voulait se débarrasser. Le calcul de Fred était excellent et le succès de ses recherches l’a prouvé. Ceci m’avait échappé; mais il est juste de dire que mon esprit était déjà parti par ailleurs, car, par le trop grand nombre de faux témoignages de son passage laissé par l’assassin et par la mesure des pas noirs correspondant à la mesure des pas du père Jacques, que j’ai établie sans qu’il s’en doutât sur le plancher de la «Chambre Jaune», la preuve était déjà faite, à mes yeux, que l’assassin avait voulu détourner le soupçon du côté de ce vieux serviteur. C’est ce qui m’a permis de dire à celui-ci, si vous vous le rappelez, que, puisque l’on avait trouvé un béret dans cette chambre fatale, il devait ressembler au sien, et de lui faire une description du mouchoir en tous points semblable à celui dont je l’avais vu se servir. Larsan et moi, nous sommes d’accord jusque-là, mais nous ne le sommes plus à partir de là, ET CELA VA ÊTRE TERRIBLE, car il marche de bonne foi à une erreur qu’il va me falloir combattre avec rien!»

Je fus surpris de l’accent profondément grave dont mon jeune ami prononça ces dernières paroles.

Il répéta encore:

«OUI, TERRIBLE, TERRIBLE!… Mais est-ce vraiment ne combattre avec rien, que de combattre «avec l’idée»!

À ce moment nous passions derrière le château. La nuit était tombée. Une fenêtre au premier étage était entrouverte. Une faible lueur en venait, ainsi que quelques bruits qui fixèrent notre attention. Nous avançâmes jusqu’à ce que nous ayons atteint l’encoignure d’une porte qui se trouvait sous la fenêtre. Rouletabille me fit comprendre d’un mot prononcé à voix basse que cette fenêtre donnait sur la chambre de Mlle Stangerson. Les bruits qui nous avaient arrêtés se turent, puis reprirent un instant. C’étaient des gémissements étouffés… nous ne pouvions saisir que trois mots qui nous arrivaient distinctement: «Mon pauvre Robert!» Rouletabille me mit la main sur l’épaule, se pencha à mon oreille:

«Si nous pouvions savoir, me dit-il, ce qui se dit dans cette chambre, mon enquête serait vite terminée…»

Il regarda autour de lui; l’ombre du soir nous enveloppait; nous ne voyions guère plus loin que l’étroite pelouse bordée d’arbres qui s’étendait derrière le château. Les gémissements s’étaient tus à nouveau.

«Puisqu’on ne peut pas entendre, continua Rouletabille, on va au moins essayer de voir…»

Et il m’entraîna, en me faisant signe d’étouffer le bruit de mes pas, au delà de la pelouse jusqu’au tronc pâle d’un fort bouleau dont on apercevait la ligne blanche dans les ténèbres. Ce bouleau s’élevait juste en face de la fenêtre qui nous intéressait et ses premières branches étaient à peu près à hauteur du premier étage du château. Du haut de ces branches on pouvait certainement voir ce qui se passait dans la chambre de Mlle Stangerson; et telle était bien la pensée de Rouletabille, car, m’ayant ordonné de me tenir coi, il embrassa le tronc de ses jeunes bras vigoureux et grimpa. Il se perdit bientôt dans les branches, puis il y eut un grand silence.

Là-bas, en face de moi, la fenêtre entrouverte était toujours éclairée. Je ne vis passer sur cette lueur aucune ombre. L’arbre, au-dessus de moi, restait silencieux; j’attendais; tout à coup mon oreille perçut, dans l’arbre, ces mots:

«Après vous!…

– Après vous, je vous en prie!»

On dialoguait, là-haut, au-dessus de ma tête… on se faisait des politesses, et quelle ne fut pas ma stupéfaction de voir apparaître, sur la colonne lisse de l’arbre, deux formes humaines qui bientôt touchèrent le sol! Rouletabille était monté là tout seul et redescendait «deux!»

«Bonjour, monsieur Sainclair!»

C’était Frédéric Larsan… Le policier occupait déjà le poste d’observation quand mon jeune ami croyait y arriver solitaire… Ni l’un ni l’autre, du reste, ne s’occupèrent de mon étonnement. Je crus comprendre qu’ils avaient assisté du haut de leur observatoire à une scène pleine de tendresse et de désespoir entre Mlle Stangerson, étendue dans son lit, et M. Darzac à genoux à son chevet. Et déjà chacun semblait en tirer fort prudemment des conclusions différentes. Il était facile de deviner que cette scène avait produit un gros effet dans l’esprit de Rouletabille, «en faveur de M. Robert Darzac», cependant que, dans celui de Larsan, elle n’attestait qu’une parfaite hypocrisie servie par un art supérieur chez le fiancé de Mlle Stangerson…