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– Où cela? Et quand? demanda le directeur de la Sûreté.

– Oh! Il y a de nombreuses années, en Amérique, à Philadelphie. On m’a volé dans mon laboratoire le secret de deux inventions qui eussent pu faire la fortune d’un peuple… Non seulement je n’ai jamais su qui était le voleur, mais je n’ai jamais entendu parler de l’objet du «vol» sans doute parce que, pour déjouer les calculs de celui qui m’avait ainsi pillé, j’ai lancé moi-même dans le domaine public ces deux inventions, rendant inutile le larcin. C’est depuis cette époque que je suis très soupçonneux, que je m’enferme hermétiquement quand je travaille. Tous les barreaux de ces fenêtres, l’isolement de ce pavillon, ce meuble que j’ai fait construire moi-même, cette serrure spéciale, cette clef unique, tout cela est le résultat de mes craintes inspirées par une triste expérience.»

M. Dax déclara: «Très intéressant!» et M. Joseph Rouletabille demanda des nouvelles du réticule. Ni M. Stangerson, ni le père Jacques n’avaient, depuis quelques jours, vu le réticule de Mlle Stangerson. Nous devions apprendre, quelques heures plus tard, de la bouche même de Mlle Stangerson, que ce réticule lui avait été volé ou qu’elle l’avait perdu, et que les choses s’étaient passées de la sorte que nous les avaient expliquées son père; qu’elle était allée, le 23 octobre, au bureau de poste 40, et qu’on lui avait remis une lettre qui n’était, affirma-t-elle, que celle d’un mauvais plaisant. Elle l’avait immédiatement brûlée.

Pour en revenir à notre interrogatoire, ou plutôt à notre «conversation», je dois signaler que le chef de la Sûreté, ayant demandé à M. Stangerson dans quelles conditions sa fille était allée à Paris le 20 octobre, jour de la perte du réticule, nous apprîmes ainsi qu’elle s’était rendue dans la capitale, «accompagnée de M. Robert Darzac, que l’on n’avait pas revu au château depuis cet instant jusqu’au lendemain du crime». Le fait que M. Robert Darzac était aux côtés de Mlle Stangerson, dans les grands magasins de la Louve quand le réticule avait disparu, ne pouvait passer inaperçu et retint, il faut le dire, assez fortement notre attention.

Cette conversation entre magistrats, prévenus, victime, témoins et journaliste allait prendre fin quand se produisit un véritable coup de théâtre; ce qui n’est jamais pour déplaire à M. de Marquet. Le brigadier de gendarmerie vint nous annoncer que Frédéric Larsan demandait à être introduit, ce qui lui fut immédiatement accordé. Il tenait à la main une grossière paire de chaussures vaseuses qu’il jeta dans le laboratoire.

«Voilà, dit-il, les souliers que chaussait l’assassin! Les reconnaissez-vous, père Jacques?

Le père Jacques se pencha sur ce cuir infect et, tout stupéfait, reconnut de vieilles chaussures à lui qu’il avait jetées il y avait déjà un certain temps au rebut, dans un coin du grenier; il était tellement troublé qu’il dut se moucher pour dissimuler son émotion.

Alors, montrant le mouchoir dont se servait le père Jacques, Frédéric Larsan dit:

«Voilà un mouchoir qui ressemble étonnamment à celui qu’on a trouvé dans la «Chambre Jaune».

– Ah! je l’sais ben, fit le père Jacques en tremblant; ils sont quasiment pareils.

– Enfin, continua Frédéric Larsan, le vieux béret basque trouvé également dans la «Chambre Jaune» aurait pu autrefois coiffer le chef du père Jacques. Tout ceci, monsieur le chef de la Sûreté et monsieur le juge d’instruction, prouve, selon moi – remettez-vous, bonhomme! fit-il au père Jacques qui défaillait -tout ceci prouve, selon moi, que l’assassin a voulu déguiser sa véritable personnalité. Il l’a fait d’une façon assez grossière ou du moins qui nous apparaît telle, parce que nous sommes sûrs que l’assassin n’est pas le père Jacques, qui n’a pas quitté M. Stangerson. Mais imaginez que M. Stangerson, ce soir-là, n’ait pas prolongé sa veille; qu’après avoir quitté sa fille il ait regagné le château; que Mlle Stangerson ait été assassinée alors qu’il n’y avait plus personne dans le laboratoire et que le père Jacques dormait dans son grenier: il n’aurait fait de doute pour personne que le père Jacques était l’assassin! Celui-ci ne doit son salut qu’à ce que le drame a éclaté trop tôt, l’assassin ayant cru, sans doute, à cause du silence qui régnait à côté, que le laboratoire était vide et que le moment d’agir était venu. L’homme qui a pu s’introduire si mystérieusement ici et prendre de telles précautions contre le père Jacques était, à n’en pas douter, un familier de la maison. À quelle heure exactement s’est-il introduit ici? Dans l’après-midi? Dans la soirée? Je ne saurais dire… Un être aussi familier des choses et des gens de ce pavillon a dû pénétrer dans la «Chambre Jaune», à son heure.

– Il n’a pu cependant y entrer quand il y avait du monde dans le laboratoire? s’écria M. de Marquet.

– Qu’en savons-nous, je vous prie! répliqua Larsan… Il y a eu le dîner dans le laboratoire, le va-et-vient du service… il y a eu une expérience de chimie qui a pu tenir, entre dix et onze heures, M. Stangerson, sa fille et le père Jacques autour des fourneaux… dans ce coin de la haute cheminée… Qui me dit que l’assassin… un familier! un familier!… n’a pas profité de ce moment pour se glisser dans la «Chambre Jaune», après avoir, dans le lavatory, retiré ses souliers?

– C’est bien improbable! fit M. Stangerson.

– Sans doute, mais ce n’est pas impossible… Aussi je n’affirme rien. Quant à sa sortie, c’est autre chose! Comment a-t-il pu s’enfuir? Le plus naturellement du monde!»

Un instant, Frédéric Larsan se tut. Cet instant nous parut bien long. Nous attendions qu’il parlât avec une fièvre bien compréhensible.

«Je ne suis pas entré dans la «Chambre Jaune», reprit Frédéric Larsan, mais j’imagine que vous avez acquis la preuve qu’on ne pouvait en sortir que par la porte. C’est par la porte que l’assassin est sorti. Or, puisqu’il est impossible qu’il en soit autrement, c’est que cela est! Il a commis le crime et il est sorti par la porte! À quel moment! Au moment où cela lui a été le plus facile, au moment où cela devient le plus explicable, tellement explicable qu’il ne saurait y avoir d’autre explication. Examinons donc les «moments» qui ont suivi le crime. Il y a le premier moment, pendant lequel se trouvent, devant la porte, prêts à lui barrer le chemin, M. Stangerson et le père Jacques. Il y a le second moment, pendant lequel, le père Jacques étant un instant absent, M. Stangerson se trouve tout seul devant la porte. Il y a le troisième moment, pendant lequel M. Stangerson est rejoint par le concierge. Il y a le quatrième moment, pendant lequel se trouvent devant la porte M. Stangerson, le concierge, sa femme et le père Jacques. Il y a le cinquième moment, pendant lequel la porte est défoncée et la «Chambre Jaune» envahie. Le moment où la fuite est le plus explicable est le moment même où il y a le moins de personnes devant la porte. Il y a un moment où il n’y en a plus qu’une: c’est celui où M. Stangerson reste seul devant la porte. À moins d’admettre la complicité de silence du père Jacques, et je n’y crois pas, car le père Jacques ne serait pas sorti du pavillon pour aller examiner la fenêtre de la «Chambre Jaune», s’il avait vu s’ouvrir la porte et sortir l’assassin. La porte ne s’est donc ouverte que devant M. Stangerson seul, et l’homme est sorti. Ici, nous devons admettre que M. Stangerson avait de puissantes raisons pour ne pas arrêter ou pour ne pas faire arrêter l’assassin, puisqu’il l’a laissé gagner la fenêtre du vestibule et qu’il a refermé cette fenêtre derrière lui!… Ceci fait, comme le père Jacques allait rentrer et qu’il fallait qu’il retrouvât les choses en l’état, Mlle Stangerson, horriblement blessée, a trouvé encore la force, sans doute sur les objurgations de son père, de refermer à nouveau la porte de la «Chambre Jaune» à clef et au verrou avant de s’écrouler, mourante, sur le plancher… Nous ne savons qui a commis le crime; nous ne savons de quel misérable M. et Mlle Stangerson sont les victimes; mais il n’y a point de doute qu’ils le savent, eux! Ce secret doit être terrible pour que le père n’ait pas hésité à laisser sa fille agonisante derrière cette porte qu’elle refermait sur elle, terrible pour qu’il ait laissé échapper l’assassin… Mais il n’y a point d’autre façon au monde d’expliquer la fuite de l’assassin de la «Chambre Jaune!»