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Comme nous arrivions à la grille du parc, Larsan nous arrêta:

«Ma canne! s’écria-t-il…

– Vous avez oublié votre canne? demanda Rouletabille.

– Oui, répondit le policier… Je l’ai laissée là-bas, auprès de l’arbre…»

Et il nous quitta, disant qu’il allait nous rejoindre tout de suite…

«Avez-vous remarqué la canne de Frédéric Larsan? me demanda le reporter quand nous fûmes seuls. C’est une canne toute neuve… que je ne lui ai jamais vue… Il a l’air d’y tenir beaucoup… il ne la quitte pas… On dirait qu’il a peur qu’elle ne soit tombée dans des mains étrangères… Avant ce jour, je n’ai jamais vu de canne à Frédéric Larsan… Où a-t-il trouvé cette canne-là? Ça n’est pas naturel qu’un homme qui ne porte jamais de canne ne fasse plus un pas sans canne, au lendemain du crime du Glandier… Le jour de notre arrivée au château, quand il nous eut aperçus, il remit sa montre dans sa poche et ramassa par terre sa canne, geste auquel j’eus peut-être tort de n’attacher aucune importance!»

Nous étions maintenant hors du parc; Rouletabille ne disait rien… Sa pensée, certainement, n’avait pas quitté la canne de Frédéric Larsan. J’en eus la preuve quand, en descendant la côte d’Épinay, il me dit:

«Frédéric Larsan est arrivé au Glandier avant moi; il a commencé son enquête avant moi; il a eu le temps de savoir des choses que je ne sais pas et a pu trouver des choses que je ne sais pas… Où a-t-il trouvé cette canne-là?…

Et il ajouta:

«Il est probable que son soupçon – plus que son soupçon, son raisonnement – qui va aussi directement à Robert Darzac, doit être servi par quelque chose de palpable qu’il palpe, «lui», et que je ne palpe pas, moi… Serait-ce cette canne?… Où diable a-t-il pu trouver cette canne-là?…»

À Épinay, il fallut attendre le train vingt minutes; nous entrâmes dans un cabaret. Presque aussitôt, derrière nous, la porte se rouvrait et Frédéric Larsan faisait son apparition, brandissant la fameuse canne…

«Je l’ai retrouvée!» nous fit-il en riant.

Tous trois nous nous assîmes à une table. Rouletabille ne quittait pas des yeux la canne; il était si absorbé qu’il ne vit pas un signe d’intelligence que Larsan adressait à un employé du chemin de fer, un tout jeune homme dont le menton s’ornait d’une petite barbiche blonde mal peignée. L’employé se leva, paya sa consommation, salua et sortit. Je n’aurais moi-même attaché aucune importance à ce signe s’il ne m’était revenu à la mémoire quelques mois plus tard, lors de la réapparition de la barbiche blonde à l’une des minutes les plus tragiques de ce récit. J’appris alors que la barbiche blonde était un agent de Larsan, chargé par lui de surveiller les allées et venues des voyageurs en gare d’Épinay-sur-Orge, car Larsan ne négligeait rien de ce qu’il croyait pouvoir lui être utile.

Je reportai les yeux sur Rouletabille.

«Ah ça! monsieur Fred! disait-il, depuis quand avez-vous donc une canne?… Je vous ai toujours vu vous promener, moi, les mains dans les poches!…

– C’est un cadeau qu’on m’a fait, répondit le policier…

– Il n’y a pas longtemps, insista Rouletabille…

– Non, on me l’a offerte à Londres…

– C’est vrai, vous revenez de Londres, monsieur Fred… On peut la voir, votre canne?…

– Mais, comment donc?…»

Fred passa la canne à Rouletabille. C’était une grande canne bambou jaune à bec de corbin, ornée d’une bague d’or.

Rouletabille l’examinait minutieusement.

«Eh bien, fit-il, en relevant une tête gouailleuse, on vous a offert à Londres une canne de France!

– C’est possible, fit Fred, imperturbable…

– Lisez la marque ici en lettres minuscules: «Cassette, 6 bis, opéra…»

– On fait bien blanchir son linge à Londres, dit Fred… les anglais peuvent bien acheter leurs cannes à Paris…»

Rouletabille rendit la canne. Quand il m’eut mis dans mon compartiment, il me dit:

«Vous avez retenu l’adresse?

– Oui, «Cassette, 6 bis, Opéra…» Comptez sur moi, vous recevrez un mot demain matin.»

Le soir même, en effet, à Paris, je voyais M. Cassette, marchand de cannes et de parapluies, et j’écrivais à mon ami:

«Un homme répondant à s’y méprendre au signalement de M. Robert Darzac, même taille, légèrement voûté, même collier de barbe, pardessus mastic, chapeau melon, est venu acheter une canne pareille à celle qui nous intéresse le soir même du crime, vers huit heures.

M. Cassette n’en a point vendu de semblable depuis deux ans. La canne de Fred est neuve. Il s’agit donc bien de celle qu’il a entre les mains. Ce n’est pas lui qui l’a achetée puisqu’il se trouvait alors à Londres. Comme vous, je pense «qu’il l’a trouvée quelque part autour de M. Robert Darzac…» Mais alors, si, comme vous le prétendez, l’assassin était dans la «Chambre Jaune» depuis cinq heures, ou même six heures, comme le drame n’a eu lieu que vers minuit, l’achat de cette canne procure un alibi irréfutable à M. Robert Darzac.»

XIII «Le presbytère n’a rien perdu de son charme ni le jardin de son éclat»

Huit jours après les événements que je viens de raconter, exactement le 2 novembre, je recevais à mon domicile, à Paris, un télégramme ainsi libellé: «Venez au Glandier, par premier train. Apportez revolvers. Amitiés. Rouletabille.»

Je vous ai déjà dit, je crois, qu’à cette époque, jeune avocat stagiaire et à peu près dépourvu de causes, je fréquentais le Palais, plutôt pour me familiariser avec mes devoirs professionnels, que pour défendre la veuve et l’orphelin. Je ne pouvais donc m’étonner que Rouletabille disposât ainsi de mon temps; et il savait du reste combien je m’intéressais à ses aventures journalistiques en général et surtout à l’affaire du Glandier. Je n’avais eu de nouvelles de celle-ci, depuis huit jours, que par les innombrables racontars des journaux et par quelques notes très brèves, de Rouletabille dans L’Époque. Ces notes avaient divulgué le coup de «l’os de mouton» et nous avaient appris qu’à l’analyse les marques laissées sur l’os de mouton s’étaient révélées «de sang humain»; il y avait là les traces fraîches «du sang de Mlle Stangerson»; les traces anciennes provenaient d’autres crimes pouvant remonter à plusieurs années…

Vous pensez si l’affaire défrayait la presse du monde entier. Jamais illustre crime n’avait intrigué davantage les esprits. Il me semblait bien cependant que l’instruction n’avançait guère; aussi eussé-je été très heureux de l’invitation que me faisait mon ami de le venir rejoindre au Glandier, si la dépêche n’avait contenu ces mots: «Apportez revolvers.»

Voilà qui m’intriguait fort. Si Rouletabille me télégraphiait d’apporter des revolvers, c’est qu’il prévoyait qu’on aurait l’occasion de s’en servir. Or, je l’avoue sans honte: je ne suis point un héros. Mais quoi! il s’agissait, ce jour-là, d’un ami sûrement dans l’embarras qui m’appelait, sans doute, à son aide; je n’hésitai guère; et, après avoir constaté que le seul revolver que je possédais était bien armé, je me dirigeai vers la gare d’Orléans. En route, je pensai qu’un revolver ne faisait qu’une arme et que la dépêche de Rouletabille réclamait revolvers au pluriel; j’entrai chez un armurier et achetai une petite arme excellente, que je me faisais une joie d’offrir à mon ami.