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– Bravo! Bravo!» fit encore le grand Fred…

Et, tout à coup, celui-ci vint à nous, se planta devant M. Robert Darzac et lui dit:

«Si nous avions une bicyclette ici… nous pourrions démontrer la justesse du raisonnement de ce jeune homme, monsieur Robert Darzac… Vous ne savez pas s’il s’en trouve une au château?

– Non! répondit M. Darzac, il n’y en a pas; j’ai emporté la mienne, il y a quatre jours, à Paris, la dernière fois que je suis venu au château avant le crime.

– C’est dommage!» répliqua Fred sur le ton d’une extrême froideur.

Et, se retournant vers Rouletabille:

«Si cela continue, dit-il, vous verrez que nous aboutirons tous les deux aux mêmes conclusions. Avez-vous une idée sur la façon dont l’assassin est sorti de la «Chambre Jaune»?

– Oui, fit mon ami, une idée…

– Moi aussi, continua Fred, et ce doit être la même. Il n’y a pas deux façons de raisonner dans cette affaire. J’attends, pour m’expliquer devant le juge, l’arrivée de mon chef.

– Ah! Le chef de la Sûreté va venir?

– Oui, cet après-midi, pour la confrontation dans le laboratoire, devant le juge d’instruction, de tous ceux qui ont joué ou pu jouer un rôle dans le drame. Ce sera très intéressant. Il est malheureux que vous ne puissiez y assister.

– J’y assisterai, affirma Rouletabille.

– Vraiment… vous êtes extraordinaire… pour votre âge! répliqua le policier sur un ton non dénué d’une certaine ironie… Vous feriez un merveilleux policier… si vous aviez un peu plus de méthode… Si vous obéissiez moins à votre instinct et aux bosses de votre front. C’est une chose que j’ai déjà observée plusieurs fois, monsieur Rouletabille: vous raisonnez trop… Vous ne vous laissez pas assez conduire par votre observation… Que dites-vous du mouchoir plein de sang et de la main rouge sur le mur? Vous avez vu, vous, la main rouge sur le mur; moi, je n’ai vu que le mouchoir… Dites…

– Bah! fit Rouletabille, un peu interloqué, l’assassin a été blessé à la main par le revolver de Mlle Stangerson!

– Ah! observation brutale, instinctive… Prenez garde, vous êtes trop «directement» logique, monsieur Rouletabille; la logique vous jouera un mauvais tour si vous la brutalisez ainsi. Il est de nombreuses circonstances dans lesquelles il faut la traiter en douceur, «la prendre de loin»… Monsieur Rouletabille, vous avez raison quand vous parlez du revolver de Mlle Stangerson. Il est certain que «la victime» a tiré. Mais vous avez tort quand vous dites qu’elle a blessé l’assassin à la main…

– Je suis sûr!» s’écria Rouletabille…

Fred, imperturbable, l’interrompit:

«Défaut d’observation!… défaut d’observation!…

L’examen du mouchoir, les innombrables petites taches rondes, écarlates, impressions de gouttes que je retrouve sur la trace des pas, au moment même où le pas pose à terre, me prouvent que l’assassin n’a pas été blessé. «L’assassin, monsieur Rouletabille, a saigné du nez!…»

Le grand Fred était sérieux. Je ne pus retenir, cependant, une exclamation.

Le reporter regardait Fred qui regardait sérieusement le reporter. Et Fred tira aussitôt une conclusion:

«L’homme qui saignait du nez dans sa main et dans son mouchoir, a essuyé sa main sur le mur. La chose est fort importante, ajouta-t-il, car l’assassin n’a pas besoin d’être blessé à la main pour être l’assassin!»

Rouletabille sembla réfléchir profondément, et dit:

«Il y a quelque chose, monsieur Frédéric Larsan, qui est beaucoup plus grave que le fait de brutaliser la logique, c’est cette disposition d’esprit propre à certains policiers qui leur fait, en toute bonne foi, «plier en douceur cette logique aux nécessités de leurs conceptions». Vous avez votre idée, déjà, sur l’assassin, monsieur Fred, ne le niez pas… et il ne faut pas que votre assassin ait été blessé à la main, sans quoi votre idée tomberait d’elle-même… Et vous avez cherché, et vous avez trouvé autre chose. C’est un système bien dangereux, monsieur Fred, bien dangereux, que celui qui consiste à partir de l’idée que l’on se fait de l’assassin pour arriver aux preuves dont on a besoin!… Cela pourrait vous mener loin… Prenez garde à l’erreur judiciaire, Monsieur Fred; elle vous guette!…»

Et, ricanant un peu, les mains dans les poches, légèrement goguenard, Rouletabille, de ses petits yeux malins, fixa le grand Fred.

Frédéric Larsan considéra en silence ce gamin qui prétendait être plus fort que lui; il haussa les épaules, nous salua, et s’en alla, à grandes enjambées, frappant la pierre du chemin de sa grande canne.

Rouletabille le regardait s’éloigner; puis le jeune reporter se retourna vers nous, la figure joyeuse et déjà triomphante:

«Je le battrai! nous jeta-t-il… Je battrai le grand Fred, si fort soit-il; je les battrai tous… Rouletabille est plus fort qu’eux tous!… Et le grand Fred, l’illustre, le fameux, l’immense Fred… l’unique Fred raisonne comme une savate!… comme une savate!… comme une savate!»

Et il esquissa un entrechat; mais il s’arrêta subitement dans sa chorégraphie… Mes yeux allèrent où allaient ses yeux; ils étaient attachés sur M. Robert Darzac qui, la face décomposée, regardait sur le sentier, la marque de ses pas, à côté de la marque «du pas élégant». IL N’Y AVAIT PAS DE DIFFÉRENCE!

Nous crûmes qu’il allait défaillir; ses yeux, agrandis par l’épouvante, nous fuirent un instant, cependant que sa main droite tiraillait d’un mouvement spasmodique le collier de barbe qui entourait son honnête et douce et désespérée figure. Enfin, il se ressaisit, nous salua, nous dit d’une voix changée, qu’il était dans la nécessité de rentrer au château et partit.

«Diable!» fit Rouletabille.

Le reporter, lui aussi, avait l’air consterné. Il tira de son portefeuille un morceau de papier blanc, comme je le lui avais vu faire précédemment, et découpa avec ses ciseaux les contours de «pieds élégants» de l’assassin, dont le modèle était là, sur la terre. Et puis il transporta cette nouvelle semelle de papier sur les empreintes de la bottine de M. Darzac. L’adaptation était parfaite et Rouletabille se releva en répétant: «Diable»!

Je n’osais pas prononcer une parole, tant j’imaginais que ce qui se passait, dans ce moment, dans les bosses de Rouletabille était grave.

Il dit:

«Je crois pourtant que M. Robert Darzac est un honnête homme…»

Et il m’entraîna vers l’auberge du «Donjon», que nous apercevions à un kilomètre de là, sur la route, à côté d’un petit bouquet d’arbres.