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Ce jour-là, nous ne revîmes plus Mathieu et un grand silence régnait dans l’auberge quand nous la quittâmes, après avoir laissé cinq francs sur notre table, en paiement de notre festin.

Rouletabille me fit aussitôt faire près d’une lieue autour de la propriété du professeur Stangerson. Il s’arrêta dix minutes, au coin d’un petit chemin tout noir de suie, auprès des cabanes de charbonniers qui se trouvent dans la partie de la forêt de Sainte-Geneviève, qui touche à la route allant d’Épinay à Corbeil, et me confia que l’assassin avait certainement passé par là, «vu l’état des chaussures grossières», avant de pénétrer dans la propriété et d’aller se cacher dans le bosquet.

«Vous ne croyez donc pas que le garde a été dans l’affaire? interrompis-je.

– Nous verrons cela plus tard, me répondit-il. Pour le moment, ce que l’aubergiste a dit de cet homme ne m’occupe pas. Il en a parlé avec sa haine. Ce n’est pas pour l’ «homme vert» que je vous ai emmené déjeuner au «Donjon».

Ayant ainsi parlé, Rouletabille, avec de grandes précautions, se glissa – et je me glissai derrière lui – jusqu’à la bâtisse, qui, près de la grille, servait de logement aux concierges, arrêtés le matin même. Il s’introduisit, avec une acrobatie que j’admirai, dans la maisonnette, par une lucarne de derrière restée ouverte, et en ressortit dix minutes plus tard en disant ce mot qui signifiait, dans sa bouche, tant de choses: «Parbleu!»

Dans le moment que nous allions reprendre le chemin du château, il y eut un grand mouvement à la grille. Une voiture arrivait, et, du château, on venait au-devant d’elle. Rouletabille me montra un homme qui en descendait:

«Voici le chef de la Sûreté; nous allons voir ce que Frédéric Larsan a dans le ventre, et s’il est plus malin qu’un autre…»

Derrière la voiture du chef de la Sûreté, trois autres voitures suivaient, remplies de reporters qui voulurent, eux aussi, entrer dans le parc. Mais on mit à la grille deux gendarmes, avec défense de laisser passer. Le chef de la Sûreté calma leur impatience en prenant l’engagement de donner, le soir même, à la presse, le plus de renseignements qu’il pourrait, sans gêner le cours de l’instruction.

XI Où Frédéric Larsan explique comment l’assassin a pu sortir de la Chambre Jaune.

Dans la masse de papiers, documents, mémoires, extraits de journaux, pièces de justice dont je dispose relativement au «Mystère de la Chambre Jaune», se trouve un morceau des plus intéressants. C’est la narration du fameux interrogatoire des intéressés qui eut lieu, cet après-midi-là, dans le laboratoire du professeur Stangerson, devant le chef de la Sûreté. Cette narration est due à la plume de M. Maleine, le greffier, qui, tout comme le juge d’instruction, faisait, à ses moments perdus, de la littérature. Ce morceau devait faire partie d’un livre qui n’a jamais paru et qui devait s’intituler: Mes interrogatoires. Il m’a été donné par le greffier lui-même, quelque temps après le «dénouement inouï» de ce procès unique dans les fastes juridiques.

Le voici. Ce n’est plus une sèche transcription de demandes et de réponses. Le greffier y relate souvent ses impressions personnelles.

La narration du greffier:

Depuis une heure, raconte le greffier, le juge d’instruction et moi, nous nous trouvions dans la «Chambre Jaune», avec l’entrepreneur qui avait construit, sur les plans du professeur Stangerson, le pavillon. L’entrepreneur était venu avec un ouvrier. M. de Marquet avait fait nettoyer entièrement les murs, c’est-à-dire qu’il avait fait enlever par l’ouvrier tout le papier qui les décorait. Des coups de pioches et de pics, çà et là, nous avaient démontré l’inexistence d’une ouverture quelconque. Le plancher et le plafond avaient été longuement sondés. Nous n’avions rien découvert. Il n’y avait rien à découvrir. M. de Marquet paraissait enchanté et ne cessait de répéter:

«Quelle affaire! monsieur l’entrepreneur, quelle affaire! Vous verrez que nous ne saurons jamais comment l’assassin a pu sortir de cette chambre-là!»

Tout à coup, M. de Marquet, la figure rayonnante, parce qu’il ne comprenait pas, voulut bien se souvenir que son devoir était de chercher à comprendre, et il appela le brigadier de gendarmerie.

«Brigadier, fit-il, allez donc au château et priez M. Stangerson et M. Robert Darzac de venir me rejoindre dans le laboratoire, ainsi que le père Jacques, et faites-moi amener aussi, par vos hommes, les deux concierges.»

Cinq minutes plus tard, tout ce monde fut réuni dans le laboratoire. Le chef de la Sûreté, qui venait d’arriver au Glandier, nous rejoignit aussi dans ce moment. J’étais assis au bureau de M. Stangerson, prêt au travail, quand M. de Marquet nous tint ce petit discours, aussi original qu’inattendu:

«Si vous le voulez, messieurs, disait-il, puisque les interrogatoires ne donnent rien, nous allons abandonner, pour une fois, le vieux système des interrogatoires. Je ne vous ferai point venir devant moi à tour de rôle; non. Nous resterons tous ici: M. Stangerson, M. Robert Darzac, le père Jacques, les deux concierges, M. le chef de la Sûreté, M. le greffier et moi! Et nous serons là, tous, «au même titre»; les concierges voudront bien oublier un instant qu’ils sont arrêtés. «Nous allons causer!» Je vous ai fait venir «pour causer». Nous sommes sur les lieux du crime; eh bien, de quoi causerions-nous si nous ne causions pas du crime? Parlons-en donc! Parlons-en! Avec abondance, avec intelligence, ou avec stupidité. Disons tout ce qui nous passera par la tête! Parlons sans méthode, puisque la méthode ne nous réussit point. J’adresse une fervente prière au dieu hasard, le hasard de nos conceptions! Commençons!…

Sur quoi, en passant devant moi, il me dit, à voix basse:

«Hein! croyez-vous, quelle scène! Auriez-vous imaginé ça, vous? J’en ferai un petit acte pour le Vaudeville.»

Et il se frottait les mains avec jubilation.

Je portai les yeux sur M. Stangerson. L’espoir que devait faire naître en lui le dernier bulletin des médecins qui avaient déclaré que Mlle Stangerson pourrait survivre à ses blessures, n’avait pas effacé de ce noble visage les marques de la plus grande douleur.

Cet homme avait cru sa fille morte, et il en était encore tout ravagé. Ses yeux bleus si doux et si clairs étaient alors d’une infinie tristesse. J’avais eu l’occasion, plusieurs fois, dans des cérémonies publiques, de voir M. Stangerson. J’avais été, dès l’abord, frappé par son regard, si pur qu’il semblait celui d’un enfant: regard de rêve, regard sublime et immatériel de l’inventeur ou du fou.

Dans ces cérémonies, derrière lui ou à ses côtés, on voyait toujours sa fille, car ils ne se quittaient jamais, disait-on, partageant les mêmes travaux depuis de longues années. Cette vierge, qui avait alors trente-cinq ans et qui en paraissait à peine trente, consacrée tout entière à la science, soulevait encore l’admiration par son impériale beauté, restée intacte, sans une ride, victorieuse du temps et de l’amour. Qui m’eût dit alors que je me trouverais, un jour prochain, au chevet de son lit, avec mes paperasses, et que je la verrais, presque expirante, nous raconter, avec effort, le plus monstrueux et le plus mystérieux attentat que j’ai ouï de ma carrière? Qui m’eût dit que je me trouverais, comme cet après-midi-là, en face d’un père désespéré cherchant en vain à s’expliquer comment l’assassin de sa fille avait pu lui échapper? À quoi sert donc le travail silencieux, au fond de la retraite obscure des bois, s’il ne vous garantit point de ces grandes catastrophes de la vie et de la mort, réservées d’ordinaire à ceux d’entre les hommes qui fréquentent les passions de la ville?