Comme un homme qui voit des objets dans un songe
et en se réveillant ne garde dans l’esprit
que les impressions, et les détails s’effacent,
tel je suis maintenant: ma vision s’estompe
jusqu’à s’évanouir, mais il m’en reste encore
dans le cœur la douceur que je sentais alors:
telles sous le soleil disparaissent les neiges,
tel le vent emportait sur de frêles feuillets
les vers mystérieux qu’écrivait la Sibylle.
Ô suprême clarté qui t’élèves si haut
au-dessus des concepts des hommes, prête encore
au souvenir l’éclat que je t’ai vu là-haut,
et raffermis aussi ma langue par trop faible,
que je puisse léguer à la gent à venir
de toute ta splendeur au moins une étincelle.
puisque, si tu reviens un peu dans ma mémoire
et si tu retentis tant soit peu dans mes vers,
on ne saurait y voir que ton propre triomphe!
je crois, tant était fort le rayon pénétrant
e j’ai dû soutenir, que j’aurais pu me perdre,
si j’avais détourné mes yeux de son éclat.
Ce fut, je m’en souviens, cela qui m’enhardit
à soutenir sa vue, et la Force infinie
qui se fondait en elle et ne faisait plus qu’un.
Ô grâce généreuse où j’ai pris le courage
de plonger mon regard dans la Clarté suprême,
jusqu’au point d’épuiser la faculté de voir!
Dans cette profondeur j’ai vu se rencontrer
et amoureusement former un seul volume
tous les feuillets épars dont l’univers est fait.
Substances, accidents et modes y paraissent
coulés au même moule et si parfaitement,
que ce que j’en puis dire est un pâle reflet.
Et je crois avoir vu la forme universelle
de l’unique faisceau, puisque tant plus j’en parle,
plus je sens le bonheur qui me chauffe le cœur.
Ce seul point fut pour moi la source d’un oubli
bien plus grand que vingt-cinq siècles pour l’entreprise
où l’ombre de l’Argos intimidait Neptune.
C’est ainsi que l’esprit qui restait en suspens
regardait fixement, immobile, attentif,
et son désir de voir ne pouvait s’assouvir.
Tel est le résultat produit par sa lumière,
qu’on n’imagine pas qu’on pourrait consentir
à le quitter des yeux pour quelque autre raison
puisque en effet le bien, objet de nos désirs,
s’y trouve tout entier; et tout ce qui s’y trouve,
étant parfait en elle, est imparfait dehors.
Désormais mon discours, pour ce dont j’ai mémoire,
sera plus pauvre encor que celui d’un enfant
dont le lait maternel mouille toujours la langue.
Ce n’est pas que l’on vît dans le vivant éclat
que j’admirais là-haut, plus qu’une simple image,
car il est toujours tel qu’il a toujours été;
mais comme de mes yeux, pendant qu’ils regardaient,
la force s’augmentait, mon propre changement
modifiait aussi cet aspect uniforme.
Dans la substance claire et à la fois profonde
de l’insigne Clarté m’apparaissaient trois cercles
formés de trois couleurs et d’égale grandeur [442];
et l’un d’eux paraissait être l’effet de l’autre,
comme Iris l’est d’Iris, tandis que le troisième
jaillissait comme un feu des deux en même temps.
Ah! que ma langue est faible et revêt lâchement
mon idée! et combien, auprès de ce spectacle,
celle-ci reste pauvre et semble moins que peu!
Éternelle clarté, qui sièges en toi-même,
qui seule te comprends et qui, te comprenant,
et comprise à la fois, t’aimes et te souris!
Lorsque j’eus observé quelque peu du regard
ces cercles assemblés, qui paraissaient conçus
en toi-même, à l’instar des rayons réfléchis,
je pensai retrouver tout à coup dans leur sein,
de la même couleur, une figure humaine [443]:
c’est pourquoi mon regard s’y fondit tout entier.
Comme le géomètre applique autant qu’il peut
à mesurer le cercle son savoir, sans trouver,
malgré tous ses efforts, la base qui lui manque,
tel, devant ce tableau, j’étais resté moi-même:
je voulais observer comment s’unit au cercle
l’image, et de quel mode elle s’était logée.
Mais j’étais hors d’état de voler aussi haut;
quand soudain mon esprit ressentit comme un choc
un éclair qui venait combler tous mes désirs [444].
L’imagination perdit ici ses forces;
mais déjà mon envie avec ma volonté
tournaient comme une roue aux ordres de l’amour
qui pousse le soleil et les autres étoiles.
Notes de fin d’ouvrage
[1] Selon que les objets créés par lui sont plus ou moins rapprochés de la perfection, et donc plus ou moins aptes à le recevoir.
[2] Le Parnasse a deux sommets, l’un consacré aux Muses et l’autre à Apollon: Dante dit donc qu’il s’est contenté jusqu’à présent du seul concours des Muses.
[3] Apollon vainquit le satyre Marsyas dans un concours musical et s’adjugea pour trophée la peau du vaincu, qu’il écorcha lui-même.
[4] Le laurier, dont on fait les couronnes des poètes; il est appelé plus loin «l’arbre pénéen», car Daphné, qu’Apollon obligea de se transformer en laurier, était fille du fleuve Pénée.
[5] Le sens est clair; mais la forte anacoluthe, qui fait que le poète s’adresse d’abord à Apollon au vocatif, «ô père», et finit par parler à la troisième personne du «dieu de Delphes» a induit certains commentateurs à interpréter autrement. C’est ainsi, par exemple, que Federzoni, Studi e diporti danteschi, Bologne 1902, pp. 471-484, considère que le «dieu de Delphes» doit être plutôt le poète en général, et que l’idée de Dante est que le triomphe d’un poète devrait li1 de joie le cœur de tous ses confrères. Cette explication n’emporte pas la conviction.
[6] L’un des deux sommets du Parnasse, consacré à Apollon.
[7] Le cercle du zodiaque, l’équateur et le cercle équinoxial forment trois croix à leur intersection avec le quatrième cercle, celui de l’horizon; mais l’intention de Dante n’est pas claire, et les interprétations de cette indication varient considérablement. D’après l’opinion la plus courante, il faut entendre que le soleil se lève sur un horizon coïncidant avec les trois croix, ce qui se produit lorsqu’il se trouve dans le signe du Bélier, au commencement du printemps: c’est à cause du printemps qu’il est dit que le soleil suit alors «un cours meilleur». Pour d’autres, les quatre cercles et les trois croix sont les quatre vertus cardinales et les trois théologales, et le soleil est l’image de Dieu.