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Et cette même voix qui m’avait enlevé

la crainte de rester soudainement aveugle,

de nouveau me poussait à prendre la parole,

en disant: «Il te faut, certes, passer cela

par un tamis plus fin: il te faut maintenant

dire qui, vers ce but, a dirigé ton arc.»

«C’est grâce aux arguments de la philosophie

et à l’autorité qui descend d’ici [365], dis-je,

nue cet amour a pu pénétrer dans mon cœur,

puisque le bien en tant que bien, sitôt conçu,

nous incite à l’amour, d’autant plus fortement

qu’en lui-même il comprend plus de perfection.

C’est à l’Essence donc qui dépasse les autres

tellement, que le bien qui se trouve hors d’elle

n’est qu’un simple reflet de sa propre clarté,

qu’il faut, grâce à l’amour, plus qu’à toute autre essence,

que s’adresse l’esprit de tous ceux qui discernent

l’abstruse vérité de ce raisonnement.

Celui qui m’a montré le premier des amours

de toute la substance existant à jamais [366],

propose à mon esprit la même vérité.

Du véritable Auteur la voix me la propose,

qui disait à Moïse, en parlant de lui-même:

«C’est moi qui te ferai connaître tout le bien.» [367]

Tu me l’as dite aussi, dans l’illustre criée [368]

dont l’exorde proclame au monde de là-bas

les arcanes d’ici, mieux que nul autre héraut.»

J’entendis qu’il disait: «Par intellect humain

et par l’autorité qui concorde avec lui,

ton amour le plus haut se dirige vers Dieu.

Explique-moi, pourtant, si tu sens d’autres cordes

qui te tirent vers lui, pour que tu rendes clair

avec combien de dents cet amour-là te mord.»

La sainte intention de cet aigle du Christ

ne me fut point cachée; et je vis tout de suite

quel sens il faisait prendre à ma profession.

Je recommençai donc: «En effet, les morsures

qui peuvent ramener le cœur de l’homme à Dieu

ont toutes concouru dans cette charité.

L’existence du monde, avec mon existence,

et la mort qu’il souffrit pour que je puisse vivre,

et tout ce qu’avec moi les fidèles espèrent,

et le savoir certain dont je viens de parler,

m’ont tiré de la mer de l’amour dévoyé

et m’ont mis sur le bord de l’amour le plus droit.

Les feuilles dont remplit son jardin tout entier

l’éternel Jardinier me sont d’autant plus chères,

que sur chacune il met le sceau de sa vertu.» [369]

Sitôt que je me tus, un chant des plus suaves

retentit dans le ciel, et ma dame elle-même

disait avec le chœur: «Saint, saint et trois fois saint!»

Comme, quand nous réveille une forte lumière,

grâce à l’esprit visif qui court à la rencontre

de la clarté passant d’une membrane à l’autre,

le réveillé répugne à ce qu’il voit d’abord,

tant le rappel soudain le laisse inadapté,

s’il n’est pas assisté par son estimative;

de même Béatrice éloigna de mes yeux

le tain qui les voilait, d’un seul rayon des siens

dont l’éclat pénétrait à plus de mille milles.

Grâce à cela, je vis, mieux que je n’avais vu,

et, presque stupéfait, je fis des questions

sur un quatrième feu que je vis près de nous.

Et ma dame me dit: «Au sein de ces rayons

aime son créateur la première des âmes

qu’à la Vertu première il a plu de créer.» [370]

Et pareil au rameau qui fait fléchir sa cime

au passage du vent et se relève ensuite,

par sa propre vertu qui la ramène en haut,

tandis qu’elle parlait, tel je devins moi-même,

de stupeur; mais bientôt je repris assurance,

pressé par le désir que j’avais de parler.

Alors je commençai: «Ô fruit qui fus unique

à naître déjà mûr, père antique de qui

n’importe quelle épouse est la fille et la bru,

le plus dévotement que je puis, je te prie

de vouloir me parler; car tu vois mon désir

que je ne te dis plus, pour t’entendre plus tôt.»

Comme un cheval bronchant sous le caparaçon,

qui manifeste ainsi le besoin qui l’agite

par la housse qui suit les mouvements du corps,

de la même façon la première des âmes

m’avait rendu visible à travers l’enveloppe

avec combien de joie elle allait me complaire.

Puis elle prononça: «Sans que tu me l’exprimes

toi-même, je lis mieux dans ton propre désir

que tu ne saurais voir les objets les plus clairs,

puisque je les contemple au miroir véridique

et qui contient en lui tous les autres objets,

alors que rien ne peut le contenir lui-même.

Tu veux savoir de moi depuis combien de temps

Dieu m’a mis au jardin sublime où celle-ci

te rend apte à gravir une si longue échelle;

combien de temps il fut de mes yeux la liesse;

du grand courroux de Dieu quelle est la cause vraie;

quelle langue j’ai faite et j’ai mise en usage.

Or, mon fils, ce n’est pas le bruit de l’arbre en soi

qui fournit la raison d’un aussi long exil,

mais le fait seulement d’outrepasser les bornes.

Et là-bas, d’où ta dame a fait venir Virgile,

quatre mille trois cents et deux tours de soleil

m’avaient vu désirer cette réunion [371].

Je l’avais déjà vu passer par tous les signes

qui marquent son chemin, neuf cent et trente fois,

pendant que j’habitais moi-même sur la terre.

La langue a disparu, que j’ai d’abord parlée,

dès avant que Nemrod et son peuple perdissent

leur peine au bâtiment qu’on ne pouvait finir;

car l’effet que produit la raison elle-même

ne vit pas longuement, du fait du goût des hommes,

qui sans cesse évolue et change avec le ciel.

Le langage de l’homme est un fait naturel;

mais quant à la façon de parler, la nature

vous permet de choisir selon qu’il vous convient.

Avant que je descende à l’angoisse infernale,

on donnait le nom d’I sur terre au Dieu suprême,

à qui je dois la joie où je me suis logé.

Plus tard on l’appelait El , et c’était normal,

l’usage des mortels étant comme les feuilles: