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Rodolphe se contraignit en entendant parler de l’indignation de M. Ferrand. Il dit au magistrat:

– Je vous remercie mille fois, monsieur, de votre obligeance et de l’appui que vous voudrez bien prêter à Louise; je vais faire conduire ce malheureux dans une maison de fous, ainsi que la mère de sa femme.

Puis s’adressant à Louise, qui, toujours agenouillée près de son père, tâchait en vain de le rappeler à la raison:

– Résignez-vous, mon enfant, à partir sans embrasser votre mère… épargnez-lui des adieux déchirants… Soyez rassurée sur son sort, rien ne manquera désormais à votre famille; on trouvera une femme qui soignera votre mère et s’occupera de vos frères et sœurs sous la surveillance de votre bonne voisine Mlle Rigolette. Quant à votre père, rien ne sera épargné pour que sa guérison soit aussi rapide que complète… Courage, croyez-moi, les honnêtes gens sont souvent rudement éprouvés par le malheur, mais ils sortent toujours de ces luttes plus purs, plus forts, plus vénérés.

Deux heures après l’arrestation de Louise, le lapidaire et la vieille idiote furent, d’après les ordres de Rodolphe, conduits par David à Charenton; ils devaient y être traités en chambre et recevoir des soins particuliers.

Morel quitta la maison de la rue du Temple sans résistance; indifférent, il alla où on le mena; sa folie était douce, inoffensive et triste.

La grand’mère avait faim: on lui montra de la viande et du pain, elle suivit le pain et la viande.

Les pierreries du lapidaire, confiées à sa femme, furent, le même jour, remises à Mme Mathieu, la courtière, qui vint les chercher.

Malheureusement, cette femme fut épiée et suivie par Tortillard, qui connaissait la valeur des pierres prétendues fausses, par l’entretien qu’il avait surpris lors de l’arrestation de Morel par les recors… Le fils de Bras-Rouge s’assura que la courtière demeurait boulevard Saint-Denis, n° 11.

Rigolette apprit à Madeleine Morel avec beaucoup de ménagement l’accès de folie du lapidaire et l’emprisonnement de Louise. D’abord Madeleine pleura beaucoup, se désola, poussa des cris désespérés; puis, cette première effervescence de douleur passée, la pauvre créature, faible et mobile, se consola peu à peu en se voyant, elle et ses enfants, entourés du bien-être qu’ils devaient à la générosité de leur bienfaiteur.

Quant à Rodolphe, ses pensées étaient amères en songeant aux révélations de Louise.

«Rien de plus fréquent, se disait-il, que cette corruption plus ou moins violemment imposée par le maître à la servante: ici, par la terreur ou par la surprise; là, par l’impérieuse nature des relations que crée la servitude.

«Cette dépravation par ordre, descendant du riche au pauvre, et méprisant, pour s’assouvir, l’inviolabilité tutélaire du foyer domestique, cette dépravation, toujours déplorable quand elle est acceptée volontairement, devient hideuse, horrible, lorsqu’elle est forcée.

«C’est un asservissement impur et brutal, un ignoble et barbare esclavage de la créature, qui, dans son effroi, répond aux désirs du maître par des larmes, à ses baisers par le frisson du dégoût et de la peur.

«Et puis, pensait encore Rodolphe, pour la femme quelles conséquences! presque toujours l’avilissement, la misère, la prostitution, le vol, quelquefois l’infanticide!

«Et c’est encore à ce sujet que les lois sont étranges!

«Tout complice d’un crime porte la peine de ce crime.

«Tout receleur est assimilé au voleur.

«Cela est juste.

«Mais qu’un homme, par désœuvrement, séduise une jeune fille innocente et pure, la rende mère, l’abandonne, ne lui laisse que honte, infortune, désespoir, et la pousse ainsi à l’infanticide, crime qu’elle doit payer de sa tête…

«Cet homme sera-t-il regardé comme son complice?

«Allons donc!

«Qu’est-ce que cela! Rien, moins que rien… une amourette, un caprice d’un jour pour un minois chiffonné… Le tour est fait… À une autre!

«Bien plus, pour peu que cet homme soit d’un caractère original et narquois (au demeurant le meilleur fils du monde), il peut aller voir sa victime à la barre des assises.

«S’il est d’aventure cité comme témoin, il peut s’amuser à dire à ces gens très-curieux de faire guillotiner la jeune fille le plus tôt possible, pour la plus grande gloire de la morale publique:

«- J’ai quelque chose d’important à révéler à la justice.

«- Parlez.

«- Messieurs les jurés.

«Cette malheureuse était vertueuse et pure, c’est vrai…

«Je l’ai séduite, c’est encore vrai…

«Je lui ai fait un enfant, c’est toujours vrai…

«Après quoi, comme elle était blonde, je l’ai complètement abandonnée pour une autre qui était brune, c’est de plus en plus vrai.

«Mais en cela j’ai usé d’un droit imprescriptible, d’un droit sacré que la société me reconnaît et m’accorde…

«- Le fait est que ce garçon est complètement dans son droit, se diront tout bas les jurés les uns aux autres. Il n’y a pas de loi qui défende de faire un enfant à une jeune fille blonde et de l’abandonner ensuite pour une jeune fille brune. C’est tout bonnement un gaillard…

«- Maintenant, messieurs les jurés, cette malheureuse prétend avoir tué son enfant… je dirai même notre enfant…

«Parce que je l’ai abandonnée…

«Parce que, se trouvant seule et dans la plus profonde misère, elle s’est épouvantée, elle a perdu la tête. Et pourquoi? Parce qu’ayant, disait-elle, à soigner, à nourrir son enfant, il lui devenait impossible d’aller de longtemps travailler dans son atelier, et de gagner ainsi sa vie et celle du résultat de notre amour.

«Mais je trouve ces raisons-là pitoyables, permettez-moi de vous le dire, messieurs les jurés.

«Est-ce que mademoiselle ne pouvait pas aller accoucher à la Bourbe… s’il y avait de la place?

«Est-ce que mademoiselle ne pouvait pas, au moment critique, se rendre à temps chez le commissaire de son quartier, lui faire sa déclaration de… honte, afin d’être autorisée à déposer son enfant aux Enfants-Trouvés?

«Est-ce qu’enfin mademoiselle, pendant que je faisais la poule à l’estaminet, en attendant mon autre maîtresse, ne pouvait pas trouver moyen de se tirer d’affaire par un procédé moins sauvage?

«Car je l’avouerai, messieurs les jurés, je trouve trop commode et trop cavalière cette façon de se débarrasser du fruit de plusieurs moments d’erreur et de plaisir, et d’échapper ainsi aux soucis de l’avenir.

«Que diable! ce n’est pas tout, pour une jeune fille, que de perdre l’honneur, de braver le mépris, l’infamie, et de porter un enfant illégitime neuf mois dans son sein… il lui faut encore l’élever, cet enfant! Le soigner, le nourrir, lui donner un état, en faire enfin un honnête homme comme son père, ou une honnête fille qui ne se débauche pas comme sa mère… Car enfin la maternité a des devoirs sacrés, que diable! Et les misérables qui les foulent aux pieds, ces devoirs sacrés, sont des mères dénaturées, qui méritent un châtiment exemplaire et terrible…