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En vivant de peu, ainsi qu’il vivait, le notaire cédait à son goût… Il détestait le monde, le faste, les plaisirs chèrement achetés; en eût-il été autrement, il aurait sans hésitation sacrifié ses penchants les plus vifs à l’apparence qu’il lui importait de se donner.

Quelques mots sur le caractère de cet homme.

C’était un de ces fils de la grande famille des avares.

On montre presque toujours l’avare sous un jour ridicule ou grotesque; les plus méchants ne vont pas au delà de l’égoïsme ou de la dureté.

La plupart augmentent leur fortune en thésaurisant; quelques-uns, en bien petit nombre, s’aventurent à prêter au denier trente; à peine les plus déterminés osent-ils sonder du regard le gouffre de l’agiotage… mais il est presque inouï qu’un avare, pour acquérir de nouveaux biens, aille jusqu’au crime, jusqu’au meurtre.

Cela se conçoit.

L’avarice est surtout une passion négative, passive.

L’avare, dans ses combinaisons incessantes, songe bien plus à s’enrichir en ne dépensant pas, en rétrécissant de plus en plus autour de lui les limites du strict nécessaire, qu’il ne songe à s’enrichir aux dépens d’autrui: il est, avant tout, le martyr de la conservation.

Faible, timide, rusé, défiant, surtout prudent et circonspect, jamais offensif, indifférent aux maux du prochain, du moins l’avare ne causera pas ces maux; il est, avant tout et surtout, l’homme de la certitude, du positif, ou plutôt il n’est l’avare que parce qu’il ne croit qu’au fait, qu’à l’or qu’il tient en caisse.

Les spéculations, les prêts les plus sûrs le tentent peu; car, si improbable qu’elle soit, ils offrent toujours une chance de perte, et il aime mieux encore sacrifier l’intérêt de son argent que d’exposer le capital.

Un homme aussi timoré, aussi contempteur des éventualités, aura donc rarement la sauvage énergie du scélérat qui risque le bagne ou sa tête pour s’approprier une fortune.

Risquer est un mot rayé du vocabulaire de l’avare.

C’est donc en ce sens que Jacques Ferrand était, disons-nous, une assez curieuse exception, une variété peut-être nouvelle de l’espèce avare.

Car Jacques Ferrand risquait, et beaucoup.

Il comptait sur sa finesse, elle était extrême; sur son hypocrisie, elle était profonde; sur son esprit, il était souple et fécond; sur son audace, elle était infernale, pour assurer l’impunité de ses crimes, et ils étaient déjà nombreux.

Jacques Ferrand était une double exception.

Ordinairement aussi, ces gens aventureux, énergiques, qui ne reculent devant aucun forfait pour se procurer de l’or, sont harcelés par des passions fougueuses: le jeu, le luxe, la table, la grande débauche.

Jacques, Ferrand ne connaissait aucun de ces besoins violents, désordonnés; fourbe et patient comme un faussaire, cruel et déterminé comme un meurtrier, il était sobre et régulier comme Harpagon.

Une seule passion, ou plutôt un seul appétit, mais honteux, mais ignoble, mais presque féroce dans son animalité, l’exaltait souvent jusqu’à la frénésie.

C’était la luxure.

La luxure de la bête, la luxure du loup ou du tigre.

Lorsque ce ferment acre et impur fouettait le sang de cet homme robuste, des chaleurs dévorantes lui montaient à la face, l’effervescence charnelle obstruait son intelligence; alors, oubliant quelquefois sa prudence rusée, il devenait, nous l’avons dit, tigre ou loup, témoin ses premières violences envers Louise.

Le soporifique, l’audacieuse hypocrisie avec laquelle il avait nié son crime étaient, si cela peut se dire, beaucoup plus dans sa manière que la force ouverte.

Désir grossier, ardeur brutale, dédain farouche, voilà les différentes phases de l’amour chez cet homme.

C’est dire, ainsi que l’a prouvé sa conduite avec Louise, que la prévenance, la bonté, la générosité lui étaient absolument inconnues. Le prêt de treize cents francs fait à Morel à gros intérêts était à la fois pour Ferrand un piège, un moyen d’oppression et une bonne affaire. Sûr de la probité du lapidaire, il savait être remboursé tôt ou tard; cependant, il fallut que la beauté de Louise eût produit sur lui une impression bien profonde pour qu’il se dessaisît d’une somme si avantageusement placée.

Sauf cette faiblesse, Jacques Ferrand n’aimait que l’or.

Il aimait l’or pour l’or.

Non pour les jouissances qu’il procurait, il était stoïque.

Non pour les jouissances qu’il pouvait procurer, il n’était pas assez poëte pour jouir spéculativement comme certains avares. Quant à ce qui lui appartenait, il aimait la possession pour la possession. Quant à ce qui appartenait aux autres, s’il s’agissait d’un riche dépôt, par exemple, loyalement remis à sa seule probité, il éprouvait à rendre ce dépôt le même déchirement, le même désespoir qu’éprouvait l’orfèvre Cardillac à se séparer d’une parure dont son goût exquis avait fait un chef-d’œuvre d’art.

C’est que, pour le notaire, c’était aussi un chef-d’œuvre d’art que son éclatante réputation de probité… C’est qu’un dépôt était aussi pour lui un joyau dont il ne pouvait se dessaisir qu’avec des regrets furieux.

Que de soins, que d’astuce, que de ruses, que d’habileté, que d’art en un mot, n’avait-il pas employés pour attirer cette somme dans son coffre, pour parfaire cette étincelante renommée d’intégrité où les plus précieuses marques de confiance venaient pour ainsi dire s’enchâsser, ainsi que les perles et les diamants dans l’or des diadèmes de Cardillac!

Plus le célèbre orfèvre se perfectionnait, dit-on, plus il attachait de prix à ses parures, regardant toujours la dernière comme son chef-d’œuvre, et se désolant de l’abandonner.

Plus Jacques Ferrand se perfectionnait dans le crime, plus il tenait aux marques de confiance sonnantes et trébuchantes qu’on lui accordait… regardant toujours aussi sa dernière fourberie comme son chef-d’œuvre.

On verra, par la suite de cette histoire, à l’aide de quels moyens, vraiment prodigieux de composition et de machination, il parvint à s’approprier impunément plusieurs sommes très-considérables.

Sa vie souterraine, mystérieuse, lui donnait les émotions incessantes, terribles, que le jeu donne au joueur.

Contre la fortune de tous, Jacques Ferrand mettait pour enjeu son hypocrisie, sa ruse, son audace, sa tête… et il jouait sur le velours, comme on dit; car, hormis l’atteinte de la justice humaine, qu’il caractérisait vulgairement et énergiquement d’une «cheminée qui pouvait lui tomber sur la tête», perdre, pour lui, c’était ne pas gagner; et encore était-il si criminellement doué que, dans son ironie amère, il voyait un gain continu dans l’estime sans bornes, dans la confiance illimitée qu’il inspirait, non-seulement à la foule de ses riches clients, mais encore à la petite bourgeoisie et aux ouvriers de son quartier.