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Un grand nombre d’entre eux plaçaient de l’argent chez lui, disant: «Il n’est pas charitable, c’est vrai; il est dévot, c’est un malheur; mais il est plus sûr que le gouvernement et que les caisses d’épargne.»

Malgré sa rare habileté, cet homme avait commis deux de ces erreurs auxquelles les plus rusés criminels n’échappent presque jamais.

Forcé par les circonstances, il est vrai, il s’était adjoint deux complices; cette faute immense, ainsi qu’il disait, avait été réparée en partie; nul des deux complices ne pouvait le perdre sans se perdre lui-même, et tous deux n’auraient retiré de cette extrémité d’autre profit que celui de dénoncer à la vindicte publique eux-mêmes et le notaire.

Il était donc, de ce côté, assez tranquille.

Du reste, n’étant pas au bout de ses crimes, les inconvénients de la complicité étaient balancés par l’aide criminelle qu’il en tirait parfois encore.

Quelques mots maintenant du physique de M. Ferrand, et nous introduirons le lecteur dans l’étude du notaire, où nous retrouverons les principaux personnages de ce récit.

M. Ferrand avait cinquante ans, et il n’en paraissait pas quarante; il était de stature moyenne, voûté, large d’épaules, vigoureux, carré, trapu, roux, velu comme un ours.

Ses cheveux s’aplatissaient sur ses tempes, son front était chauve, ses sourcils à peine indiqués; son teint bilieux disparaissait presque sous une innombrable quantité de taches de rousseur; mais, lorsqu’une vive émotion l’agitait, ce masque fauve et terreux s’injectait de sang et devenait d’un rouge livide.

Sa figure était plate comme une tête de mort, ainsi que le dit le vulgaire; son nez, camus et punais; ses lèvres, si minces, si imperceptibles, que sa bouche semblait incisée dans sa face; lorsqu’il souriait d’un air méchant et sinistre, on voyait le bout de ses dents, presque toutes noires et gâtées. Toujours rasé jusqu’aux tempes, ce visage blafard avait une expression à la fois austère et béate, impassible et rigide, froide et réfléchie; ses petits yeux noirs, vifs, perçants, mobiles, disparaissaient sous de larges lunettes vertes.

Jacques Ferrand avait une vue excellente; mais, abrité par ses lunettes, il pouvait – avantage immense! – observer sans être observé; il savait combien un coup d’œil est souvent et involontairement significatif. Malgré son imperturbable audace, il avait rencontré deux ou trois fois dans sa vie certains regards puissants, magnétiques, devant lesquels il avait été forcé de baisser la vue; or, dans quelques circonstances souveraines, il est funeste de baisser les yeux devant l’homme qui vous interroge, vous accuse ou vous juge.

Les larges lunettes de M. Ferrand étaient donc une sorte de retranchement couvert d’où il examinait attentivement les moindres manœuvres de l’ennemi… car tout le monde était l’ennemi du notaire, parce que tout le monde était plus ou moins sa dupe, et que les accusateurs ne sont que les dupes éclairées ou révoltées.

Il affectait dans son habillement une négligence qui allait jusqu’à la malpropreté, ou plutôt il était naturellement sordide; son visage rasé tous les deux jours, son crâne sale et rugueux, ses ongles plats cerclés de noir, son odeur de bouc, ses vieilles redingotes râpées, ses chapeaux graisseux, ses cravates en corde, ses bas de laine noirs, ses gros souliers, recommandaient encore singulièrement sa vertu auprès de ses clients, en donnant à cet homme un air de détachement du monde, un parfum de philosophie pratique qui les charmait.

À quels goûts, à quelle passion, à quelle faiblesse, le notaire avait-il, disait-on, sacrifié la confiance qu’on lui témoignait?… Il gagnait peut-être soixante mille francs par an, et sa maison se composait d’une servante et d’une vieille femme de charge; son seul plaisir était d’aller chaque dimanche à la messe et à vêpres; il ne connaissait pas d’opéra comparable au chant grave de l’orgue, pas de société mondaine qui valût une soirée paisiblement passée au coin de son feu avec le curé de sa paroisse après un dîner frugal; il mettait enfin sa joie dans la probité, son orgueil dans l’honneur, sa félicité dans la religion.

Tel était le jugement que les contemporains de M. Jacques Ferrand portaient sur ce rare et grand homme de bien.

XIV L’étude

L’étude de M. Ferrand ressemblait à toutes les études; ses clercs à tous les clercs. On y arrivait par une antichambre meublée de quatre vieilles chaises. Dans l’étude proprement dite, entourée de casiers garnis des cartons renfermant les dossiers des clients de M. Ferrand, cinq jeunes gens, courbés sur des pupitres de bois noir, riaient, causaient, ou griffonnaient incessamment.

Une salle d’attente, encore remplie de cartons, et dans laquelle se tenait d’habitude M. le premier clerc; puis une autre pièce vide, qui, pour plus de secret, séparait le cabinet du notaire de cette salle d’attente, tel était l’ensemble de ce laboratoire d’actes de toutes sortes.

Deux heures venaient de sonner à une antique pendule à coucou placée entre les deux fenêtres de l’étude; une certaine agitation régnait parmi les clercs, quelques fragments de leur conversation feront connaître la cause de cet émoi.

– Certainement, si quelqu’un m’avait soutenu que François Germain était un voleur, dit l’un des jeunes gens, j’aurais répondu: «Vous en avez menti!»

– Moi aussi!…

– Moi aussi!…

– Moi, ça m’a fait un tel effet de le voir arrêter et emmener par la garde que je n’ai pas pu déjeuner… J’en ai été récompensé, car ça m’a épargné de manger la ratatouille quotidienne de la mère Séraphin.

– Dix-sept mille francs, c’est une somme!

– Une fameuse somme!

– Dire que, depuis quinze mois que Germain est caissier, il n’avait pas manqué un centime à la caisse du patron!…

– Moi, je trouve que le patron a eu tort de faire arrêter Germain, puisque ce pauvre garçon jurait ses grands dieux qu’il n’avait pris que mille trois cents francs en or.

– D’autant plus qu’il les rapportait ce matin pour les remettre dans la caisse, ces mille trois cents francs, au moment où le patron venait d’envoyer chercher la garde…

– Voilà le désagrément des gens d’une probité féroce comme le patron, ils sont impitoyables.

– C’est égal, on doit y regarder à deux fois avant de perdre un pauvre jeune homme qui s’est bien conduit jusque-là.

– M. Ferrand dit à cela que c’est pour l’exemple.

– L’exemple de quoi? Ça ne sert à rien à ceux qui sont honnêtes, et ceux qui ne le sont pas savent bien qu’ils sont exposés à être découverts s’ils volent.

– La maison est tout de même une bonne pratique pour le commissaire.

– Comment?

– Dame! ce matin cette pauvre Louise… tantôt Germain…

– Moi, l’affaire de Germain ne me paraît pas claire…