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Celui-ci, ne connaissant aussi Jacques Ferrand que de réputation, s’attendait à trouver en lui une sorte de tabellion, bonhomme ou ridicule, le vicomte se représentant toujours sous des dehors presque niais les hommes de probité proverbiale, dont Jacques Ferrand était, disait-on, le type achevé.

Loin de là, la physionomie, l’attitude du tabellion, imposaient au vicomte un ressentiment indéfinissable, moitié crainte, moitié haine, quoiqu’il n’eût aucune raison sérieuse de le craindre ou de le haïr. Aussi, en conséquence de son caractère résolu, M. de Saint-Remy exagéra-t-il encore son insolence et sa fatuité habituelles. Le notaire gardait son bonnet sur sa tête, le vicomte garda son chapeau et s’écria, dès la porte, d’une voix haute et mordante:

– Il est pardieu! fort étrange, monsieur, que vous me donniez la peine de venir ici, au lieu d’envoyer chercher chez moi l’argent des traites que j’ai souscrites à ce Badinot, et pour lesquelles ce drôle-là m’a poursuivi… Vous me dites, il est vrai, qu’en outre vous avez une communication très-importante à me faire… soit… mais alors vous ne devriez pas m’exposer à attendre un quart d’heure dans votre antichambre; cela n’est pas poli, monsieur.

M. Ferrand, impassible, termina un calcul qu’il faisait, essuya méthodiquement sa plume sur l’éponge imbibée d’eau qui entourait son encrier de faïence ébréchée, et leva vers le vicomte sa face glaciale, terreuse et camuse, chargée d’une paire de lunettes.

On eût dit une tête de mort dont les orbites auraient été remplacées par de larges prunelles fixes, glauques et vertes.

Après l’avoir considéré un moment en silence, le notaire dit au vicomte, d’une voix brusque et brève:

– Où est l’argent?

Ce sang-froid exaspéra M. de Saint-Remy.

Lui… lui, l’idole des femmes, l’envie des hommes, le parangon de la meilleure compagnie de Paris, le duelliste redouté, ne pas produire plus d’effet sur un misérable notaire! Cela était odieux; quoiqu’il fût en tête-à-tête avec Jacques Ferrand, son orgueil intime se révoltait.

– Où sont les traites? reprit-il aussi brièvement.

Du bout d’un de ses doigts durs comme du fer et couverts de poils roux, le notaire, sans répondre, frappa sur un large portefeuille de cuir posé près de lui.

Décidé à être aussi laconique, mais frémissant de colère, le vicomte prit dans la poche de sa redingote un petit agenda de cuir de Russie fermé par des agrafes d’or, en tira quarante billets de mille francs et les montra au notaire.

– Combien? demanda celui-ci.

– Quarante mille francs.

– Donnez…

– Tenez, et finissons vite, monsieur; faites votre métier, payez-vous, remettez-moi les traites, dit le vicomte en jetant impatiemment le paquet de billets de banque sur la table.

Le notaire les prit, se leva, les examina près de la fenêtre, les tournant un à un, avec une attention si scrupuleuse et pour ainsi dire si insultante pour M. de Saint-Remy, que ce dernier en blêmit de rage.

Le notaire, comme s’il eût deviné les pensées qui agitaient le vicomte, hocha la tête, se tourna à demi vers lui, et lui dit avec un accent indéfinissable:

– Ça s’est vu…

Un moment interdit, M. de Saint-Remy reprit sèchement:

– Quoi?

– Des billets de banque faux, répondit le notaire en continuant de soumettre ceux qu’il tenait à un examen attentif.

– À propos de quoi me faites-vous cette remarque, monsieur?

Jacques Ferrand s’arrêta un moment, regarda fixement le vicomte à travers ses lunettes; puis, haussant imperceptiblement les épaules, il se remit à inventorier les billets sans prononcer une parole.

– Mort-Dieu, monsieur le notaire, sachez que, lorsque j’interroge, on me répond! s’écria M. de Saint-Remy irrité par le calme de Jacques Ferrand.

– Ceux-là sont bons…, dit le notaire en retournant vers son bureau où il prit une petite liasse de papiers timbrés auxquels étaient annexées deux lettres de change; il mit ensuite un des billets de mille francs et trois rouleaux de cent francs sur le dossier de la créance, puis il dit à M. de Saint-Remy, en lui indiquant du bout du doigt l’argent et les titres: «Voici ce qui vous revient des quarante mille francs; mon client m’a chargé de percevoir la note des frais.»

Le vicomte s’était contenu à grand-peine pendant que Jacques Ferrand établissait ses comptes. Au lieu de lui répondre et de prendre l’argent, il s’écria d’une voix tremblante de colère:

– Je vous demande, monsieur, pourquoi vous m’avez dit, à propos des billets de banque que je viens de vous remettre, qu’on en avait vu de faux?

– Pourquoi?

– Oui.

– Parce que… je vous ai mandé ici pour une affaire de faux…

Et le notaire braqua ses lunettes vertes sur le vicomte.

– En quoi cette affaire de faux me concerne-t-elle?

Après un moment de silence, M. Ferrand dit au vicomte, d’un air triste et sévère:

– Vous rendez-vous compte, monsieur, des fonctions que remplit un notaire?

– Le compte et les fonctions sont parfaitement simples, monsieur; j’avais tout à l’heure quarante mille francs, il m’en reste treize cents…

– Vous êtes très-plaisant, monsieur… Je vous dirai, moi, qu’un notaire est aux affaires temporelles ce qu’un confesseur est aux affaires spirituelles… Par état, il connaît souvent d’ignobles secrets.

– Après, monsieur?

– Il se trouve souvent forcé d’être en relation avec des fripons…

– Ensuite, monsieur?

– Il doit, autant qu’il le peut, empêcher un nom honorable d’être traîné dans la boue.

– Qu’ai-je de commun avec tout cela?

– Votre père vous avait laissé un nom respecté que vous déshonorez, monsieur!…

– Qu’osez-vous dire?

– Sans l’intérêt qu’inspire ce nom à tous les honnêtes gens, au lieu d’être cité ici, devant moi, vous le seriez à cette heure devant le juge d’instruction.

– Je ne vous comprends pas.

– Il y a deux mois, vous avez escompté, par l’intermédiaire d’un agent d’affaires, une traite de cinquante-huit mille francs, souscrite par la maison Meulaert et compagnie de Hambourg, au profit d’un William Smith, et payable dans trois mois chez M. Grimaldi, banquier à Paris.

– Eh bien?

– Cette traite est fausse.

– Cela n’est pas vrai…