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– Oh! dans ce moment, reprit-elle, il se passa en moi quelque chose d’impossible à rendre. Je ne me souviens plus du reste que confusément, comme d’un rêve; c’était à la fois du désespoir, de la terreur, de la rage, et par-dessus tout, j’étais saisie d’une autre épouvante: je ne redoutais plus que M. Ferrand m’étouffât; mais je craignais que si l’on trouvait mon enfant mort à côté de moi on ne m’accusât de l’avoir tué: alors je n’eus plus qu’une seule pensée, celle de cacher son corps à tous les yeux; comme cela, mon déshonneur ne serait pas connu, je n’aurais plus à redouter la colère de mon père, j’échapperais à la vengeance de M. Ferrand, puisque je pourrais, étant ainsi délivrée, quitter sa maison, me placer ailleurs et continuer de gagner de quoi soutenir ma famille…

«Hélas! monsieur, telles sont les raisons qui m’ont engagée à ne rien avouer, à soustraire le corps de mon enfant à tous les yeux. J’ai eu tort, sans doute; mais dans la position où j’étais accablée de tous côtés, brisée par la souffrance, presque en délire, je n’ai pas réfléchi à quoi je m’exposais si j’étais découverte.

– Quelles tortures!… Quelles tortures!… dit Rodolphe avec accablement.

– Le jour grandissait, reprit Louise, je n’avais plus que quelques moments avant qu’on fût éveillé dans la maison… Je n’hésitai plus; j’enveloppai mon enfant du mieux que je pus; je descendis bien doucement; j’allai au fond du jardin afin de faire un trou dans la terre pour l’ensevelir, mais il avait gelé toute la nuit, la terre était trop dure. Alors je cachai le corps au fond d’une espèce de caveau où l’on n’entrait jamais pendant l’hiver; je le recouvris d’une caisse à fleurs vide, et je rentrai dans ma chambre sans que personne m’eût vue sortir.

«De tout ce que je vous dis, monsieur, il ne me reste qu’une idée confuse. Faible comme j’étais, je suis encore à m’expliquer comment j’ai eu le courage et la force de faire tout cela. À neuf heures, Mme Séraphin vint savoir pourquoi je n’étais pas encore levée; je lui dis que j’étais si malade que je la suppliais de me laisser couchée pendant la journée; le lendemain je quitterais la maison, puisque M. Ferrand me renvoyait. Au bout d’une heure, il vint lui-même. «Vous êtes plus souffrante: voilà les suites de votre entêtement, me dit-il; si vous aviez profité de mes bontés, aujourd’hui vous auriez été établie chez de braves gens qui auraient de vous tous les soins possibles; du reste, je ne serai pas assez inhumain pour vous laisser sans secours dans l’état où vous êtes; ce soir le docteur Vincent viendra vous voir.»

«À cette menace je frissonnai de peur. Je répondis à M. Ferrand que la veille j’avais eu tort de refuser ses offres, que je les acceptais; mais qu’étant encore trop souffrante pour partir, je me rendrais seulement le surlendemain chez les Martial, et qu’il était inutile de demander le docteur Vincent. Je ne voulais que gagner du temps; j’étais bien décidée à quitter la maison et aller le surlendemain chez mon père; j’espérais qu’ainsi il ignorerait tout. Rassuré par ma promesse, M. Ferrand fut presque affectueux pour moi, et me recommanda, pour la première fois de sa vie, aux soins de Mme Séraphin.

«Je passai la journée dans des transes mortelles, tremblant à chaque minute que le hasard ne fît découvrir le corps de mon enfant. Je ne désirais qu’une chose, c’était que le froid cessât, afin que, la terre n’étant plus aussi dure, il me fût possible de la creuser… Il tomba de la neige… cela me donna de l’espoir… je restai tout le jour couchée.

«La nuit venue, j’attendis que tout le monde fût endormi; j’eus la force de me lever, d’aller au bûcher chercher une hachette à fendre du bois, pour faire un trou dans la terre couverte de neige… Après des peines infinies, j’y réussis… Alors je pris le corps, je pleurai encore bien sur lui, et je l’ensevelis comme je pus dans la petite caisse à fleurs. Je ne savais pas la prière des morts, je dis un Pater et un Ave, priant le bon Dieu de le recevoir dans son paradis… Je crus que le courage me manquerait lorsqu’il fallut couvrir de terre l’espèce de bière que je lui avais faite… Une mère… enterrer son enfant! Enfin, j’y parvins… Oh! que cela m’a coûté, mon Dieu! Je remis de la neige par-dessus la terre, pour qu’on ne s’aperçût de rien… La lune m’avait éclairée. Quand tout fut fini, je ne pouvais me résoudre à m’en aller… Pauvre petit, dans la terre glacée… sous la neige… Quoiqu’il fût mort… il me semblait qu’il devait ressentir le froid… Enfin, je revins dans ma chambre… je me couchai avec une fièvre violente. Au matin, M. Ferrand envoya savoir comment je me trouvais; je répondis que je me sentais un peu mieux et que je serais, bien sûr, en état de partir le lendemain pour la campagne. Je restai encore cette journée couchée, afin de reprendre un peu de force. Sur le soir, je me levai, je descendis à la cuisine pour me chauffer; j’y restai tard, toute seule. J’allai au jardin dire une dernière prière.

«Au moment où je remontais dans ma chambre, je rencontrai M. Germain sur le palier du cabinet où il travaillait quelquefois; il était très-pâle… il me dit bien vite, en me mettant un rouleau dans la main: «On doit arrêter votre père demain de grand matin pour une lettre de change de treize cents francs; il est hors d’état de la payer… voilà l’argent… dès qu’il fera jour, courez chez lui… D’aujourd’hui seulement je connais M. Ferrand… c’est un méchant homme… je le démasquerai… Surtout ne dites pas que vous tenez cet argent de moi…» Et M. Germain ne me laissa pas le temps de le remercier; il descendit en courant.

XII La folie

– Ce matin, reprit Louise, avant que personne fût levé chez M. Ferrand, je suis venue ici avec l’argent que m’avait donné M. Germain pour sauver mon père; mais la somme ne suffisait pas, et sans votre générosité je n’aurais pu le délivrer des mains des recors… Probablement, après mon départ de chez M. Ferrand, on sera monté dans ma chambre, et on aura trouvé des traces qui auront mis sur la voie de cette funeste découverte… Un dernier service, monsieur, dit Louise en tirant le rouleau d’or de sa poche: Voudrez-vous faire remettre cet argent à M. Germain?… Je lui avais promis de ne dire à personne qu’il était employé chez M. Ferrand; mais puisque vous le saviez, je n’ai pas été indiscrète… Maintenant, monsieur, je vous le répète… devant Dieu qui m’entend, je n’ai pas dit un mot qui ne fût vrai… Je n’ai pas cherché à affaiblir mes torts, et…

Mais s’interrompant brusquement, Louise effrayée s’écria:

– Monsieur! regardez mon père… regardez… qu’est-ce qu’il a donc?

Morel avait écouté la dernière partie de ce récit avec une sombre indifférence que Rodolphe s’était expliquée, l’attribuant à l’accablement de ce malheureux. Après des secousses si violentes, si rapprochées, ses larmes avaient dû se tarir, sa sensibilité s’émousser; il ne devait même plus lui rester la force de s’indigner, pensait Rodolphe.

Rodolphe se trompait.

Ainsi que la flamme tour à tour mourante et renaissante d’un flambeau qui s’éteint, la raison de Morel, déjà fortement ébranlée, vacilla quelque temps, jeta çà et là quelques dernières lueurs d’intelligence, puis tout à coup… s’obscurcit.

Absolument étranger à ce qui se disait, à ce qui se passait autour de lui, depuis quelques instants le lapidaire était devenu fou.