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Nous le dirons tout à l’heure à nos lecteurs.

Pour le moment, suivons le vieux routier dans son exploration. Il parcourut les rues avoisinantes et ayant constaté que tout paraisse parfaitement tranquille, n’ayant rien vu de suspect, descendit jusqu’au bac pour traverser la Seine.

Alors, il gagna la rue Saint-Denis et parvint à la Devinière en se promettant bien de pousser jusqu’au cabaret de Catho par la même occasion.

Maître Landry vit arriver Pardaillan avec un certain étonnement mélangé de crainte et d’espérance.

– Qui sait si cette fois enfin je ne serai pas payé? murmura le digne aubergiste.

– Maître Landry, dit Pardaillan, je viens payer mes dettes et celles de mon fils, car nous allons quitter Paris pour longtemps sans doute.

– Ah! monsieur, quel malheur! s’écria Landry qui essaya vainement de prendre une figure attristée.

– Que voulez-vous, mon cher monsieur Grégoire, nous nous retirons après fortune faite.

L’aubergiste ouvrit des yeux énormes.

– Mais je ne vois pas dame Huguette, reprit Pardaillan. J’ai une commission à lui faire de la part de mon fils.

– Ma femme va arriver dans un instant. Mais monsieur me fera bien l’honneur de déjeuner encore une fois dans mon auberge, puisqu’il est sur le point de quitter Paris?

– Très volontiers, mon cher ami. Et d’ailleurs, tandis que je déjeunerai, vous établirez notre compte.

– Oh! monsieur, la chose ne presse pas, fit Landry dans le ravissement de son âme.

– Si fait! Je ne m’en irais pas tranquille et ne voudrais pas vous faire tort d’un denier.

– Puisqu’il en est ainsi, monsieur, je vous avouerai que votre compte est tout préparé.

– Ah! ah!

– Vous m’en aviez vous-même donné l’ordre, et par deux fois vous fûtes sur le point de régler cette misère. Seulement, vous en fûtes toujours empêché par des circonstances regrettables…

– Pour vous? fit Pardaillan en éclatant de rire.

– Non pas, mais pour vous, monsieur, dit Landry, qui se mit à rire aussi par politesse. En effet, la première fois, vous eûtes ce terrible duel avec ce M. Orthès…

– Vicomte d’Aspremont. C’est ainsi que vous le nommiez.

– C’est vrai. Et la deuxième fois… au moment où je tendais déjà la main, vous vous élançâtes dans la rue.

– Oui, j’avais vu passer un vieil ami, que je voulais serrer dans mes bras.

– En sorte que nous en demeurâmes là, acheva Landry d’un air si piteux que le vieux routier eut un deuxième accès d’hilarité, aussitôt partagé par l’aubergiste.

«Diable! songeait Landry, n’indisposons pas un homme qui m’apporte de l’argent.»

Cependant on dressait le couvert sur une petite table, tandis que Pipeau reprenant instantanément ses vieilles habitudes, entrait dans la cuisine de cet air hypocrite et détaché des biens de ce monde qui inspirait tant de confiance à ceux qui ne connaissaient pas la gourmandise et l’astuce de ce chien.

Pardaillan se mit donc à table, et non sans quelque mélancolie, inspecta cette salle d’auberge où il avait en somme passé de si bons moments.

À l’aspect vénérable des flacons que Landry lui-même déposa sur la nappe éblouissante, il comprit qu’il était devenu aux yeux de l’aubergiste un personnage d’importance.

– Hum! grommela-t-il, l’argent est tout de même une bonne chose! Avec de l’argent qu’il me suppose, j’achète à crédit le respect et l’admiration de ce digne homme. Que serait-ce si j’étais réellement riche! Décidément, si nous ne mourons pas, le chevalier et moi, il faudra que je me mette à gagner beaucoup d’argent.

À ce moment, Huguette entra dans la salle.

– Toujours fraîche, rose et tendre comme un jeune radis qui croque à la dent, dit le vieux Pardaillan.

Huguette, sans s’étonner de la bizarrerie de cette comparaison, sourit et soupira.

– Il paraît donc que vous nous abandonnez? dit-elle en découpant une tranche de venaison qu’elle plaça dans l’assiette tandis que Landry versait dans son gobelet un vin qui tombait en cascade de rubis.

«Admirable tableau! songea Pardaillan en se renversant sur le dossier de sa chaise. Le bon Landry à ma droite, qui me verse un délectable nectar; la jolie Huguette à ma gauche, avec ses bras nus roses et blancs, et devant moi ce pâté, cette venaison plus douce à l’œil encore que le regard de l’hôtesse… et au fond, cette belle cuisine qui flamboie, ah! que n’est-ce ainsi tous les jours!… Et dire que le chevalier m’invite à mourir!… Morbleu!…»

Et il reprit avec une émotion sincère – l’émotion du vieux routier sans gîte, sans feu ni lieu qui fait halte à la bonne auberge:

– Oui, ma chère madame Huguette, nous partons pour… pour des pays inconnus. Et avant de partir, nous avons songé, mon fils et moi, que nous avions un vieux compte à régler ici…

– Ah! monsieur! fit Landry avec attendrissement.

Et il ajouta:

– Je vais chercher la note.

– Ma chère Huguette, dit alors le vieux Pardaillan, je crois qu’il sera difficile au chevalier de venir acquitter ce qu’il vous doit, bien qu’il m’ait annoncé son intention de passer à la Devinière.

– Monsieur le chevalier ne me doit rien, fit vivement Huguette.

– Si fait, par la mort du diable! À telles enseignes que je vais vous citer ses propres paroles. Quant à la jolie Huguette, a-t-il dit, ce n’est pas de l’argent que je lui dois, mais deux bons baisers en reconnaissance des attentions qu’elle a eues pour moi. Et je voudrais lui dire aussi que, quoi qu’il arrive, je ne l’oublierai jamais, et que je lui garderai toujours une bonne place parmi les plus doux et les meilleurs de mes souvenirs.

– Le chevalier a dit cela? s’écria l’hôtesse en rougissant de plaisir.

– Sur ma foi! Et je crois qu’il n’a dit que la moitié de ce qu’il pensait. Aussi, je vais m’acquitter de la commission, que je tâcherai de faire en conscience.

Là-dessus, le vieux routier se leva, et embrassa Huguette deux fois sur chaque joue, ce qui faisait bonne mesure. Puis, se rasseyant, il leva son verre, dit gravement: «À votre santé, jolie Huguette!» et but d’un trait, selon les usages de galanterie ayant cours sur les grandes routes.

– Monsieur, fit alors l’hôtesse toute rêveuse, je n’oublierai jamais la bonne pensée qu’a eue pour moi monsieur le chevalier. Dites-le-lui, je vous prie. Et je veux à mon tour lui témoigner ma gratitude par un avis…

– Parlez, ma chère…