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Le vieux Pardaillan en était à son seizième baril.

Il les entassait méthodiquement, et, dès le transport du premier, il l’avait éventré d’un coup de dague, et avait répandu de la poudre sur une longueur de quinze pas environ.

Il en était à son seizième baril.

Ruisselant de sueur, les mains en sang, les ongles déchirés, livide de son titanesque effort, sous la couche de poussière qui lui noircissait le visage, il reparut sur le perron pour aller chercher le dix-septième baril…

Il vit la cour pleine de furieux qui se ruaient vers le perron…

– À mort! à mort! rugit Damville qui poussait ses reîtres.

– Mais il me reste quatre barils à prendre! hurla le vieux Pardaillan.

En même temps, il bondit en arrière, sa moustache se hérissa, un sourire terrible et mélancolique détendit ses lèvres et il ricana:

– Tant pis! Avec seize, nous ferons l’affaire… Adieu, chevalier!… Adieu, Loïse, Loïsette, Loïson! Pensez à moi quelquefois!

Il tira le pistolet qu’il avait à la ceinture et, au moment où la horde envahissait la salle d’honneur, murmura:

– Je crois, mes agneaux, qu’entre vous et le chevalier, je vais dresser une barricade un peu soignée!

Il fit feu!

Il fit feu sur la poudre!…

La poudre s’enflamma, commença à pétiller!…

À ce moment la voix du chevalier, pantelante, parvint jusqu’au routier.

– L’animal! tonna le vieux Pardaillan, il n’aura jamais voulu m’écouter!… Arrière! Fuis! par le tonnerre de Dieu!…

Les assaillants à la vue des barils entassés, de la traînée de poudre qui crépitait, essayèrent de fuir, jetant des imprécations sauvages, des râles d’épouvante. Le vieux titan fit un bond terrible vers une porte de dégagement… Trop tard!…

La formidable explosion retentit.

L’hôtel s’écroula dans un fracas d’enfer, ensevelissant deux cents des assaillants sous ses décombres fumants.

Damville avait pu fuir à temps, lui!

Et de la rue, fou de rage, livide d’épouvante, hagard, hébété, il contemplait la destruction des derniers restes de son armée de cinq cents reîtres, gentilshommes, et gens d’armes!…

Son armée, arrêtée d’abord, mise en déroute ensuite, détruite enfin!… Et par qui!… Par deux hommes!…

Lorsque la haute flamme de l’explosion se fut affaissée, lorsqu’il n’y eut plus que cadavres déchiquetés, ruines fumantes, la foule énorme du peuple furieux qui entourait Damville l’entendit pousser une horrible imprécation de désespoir.

Puis il râla:

– Oh! les démons! les démons de l’enfer!

Et il s’évanouit:

Il n’y avait plus entre la cour d’honneur et les jardins qu’une sorte de passage, une gorge fumante entre les pans de murs qui vacillaient sur leur base et où il semblait impossible de se hasarder.

Devant la grande porte de l’hôtel, Damville, promptement revenu à lui, contemplait ces ruines avec le désespoir de la vengeance inassouvie. Et pourtant, une flamme de sombre joie jaillissait de ses yeux, lorsqu’il songeait que, sans aucun doute, tous avaient péri dans l’explosion: son frère, les Pardaillan… Jeanne de Piennes aussi! Sa passion en saignait. Mais mieux encore il aimait Jeanne morte que Jeanne au bras de François.

Autour de lui, une quinzaine de cavaliers qui venaient d’arriver: c’était Maurevert, escorté de quelques sicaires.

Dans la rue, dans la ruelle, un peuple énorme.

Au-delà, Paris grondant et fumant, Paris agonisant, Paris devenu la ville de l’horreur et de l’épouvante.

Damville, les cavaliers de Maurevert, le peuple, tout ce monde, dans l’instant qui suivit l’explosion, regardait les ruines, non avec cette angoisse que l’on a devant les grandes catastrophes, mais avec cette joie turpide des espoirs monstrueux: que de pauvres créatures humaines achevassent d’agoniser dans cet enfer, cette pensée soulevait une tempête d’acclamations.

Ces acclamations s’élevant après le bruit de tonnerre de l’explosion devinrent presque aussitôt des hurlements de rage…

Et voici ce qu’on put voir:

Au milieu de l’infernal passage, dans les tourbillons de fumée, dans les flammes, marchant parmi les ruines fumantes, sautant ici une poutre enflammée, là un entassement de pierres brûlantes, oui, dans cette fournaise, apparut un homme!

Les sourcils et les cheveux à demi brûlés, les vêtements en lambeaux, noir dans l’auréole écarlate des flammes, cet homme tourna vers Damville, vers la foule, un visage effrayant où on ne vit que le flamboiement des yeux…:

Et cet homme, c’était le chevalier de Pardaillan!…

– Mon père!… monsieur!… monsieur de Pardaillan!…

– Ici, par les cornes du diable!

À la voix angoissée du chevalier, ce fut comme un souffle qui répondit.

Le chevalier bondit. Sous un entassement de poutres et de pierres, il vit alors son père. Arc-bouté sur ses genoux, le vieux routier soutenait encore de ses épaules la charge effroyable des matières écroulées sur lui. Il était livide. Son souffle court et rauque ne rendait plus qu’un râle. Il souriait à son fils.

– Me voici, père, me voici… ce ne sera rien… courage… encore cette pierre… oh! vos pauvres cheveux blancs sont brûlés… plus que cette poutre… votre jambe, seigneur! seigneur!… écrasée!… courage, courage…

Délirant, la voix tremblante, le geste fiévreux, rude, le chevalier travaillait…

– Tu n’auras donc… jamais… voulu m’écouter… Je t’avais ordonné… de fuir…

Le chevalier saisit son père à pleins bras, le souleva…

– Père… père… il n’y a que la jambe, n’est-ce pas?… Oui, oui… pas d’autres blessures…

– Je dois avoir… deux ou trois côtes… un peu… froissées… Laisse-moi, allons!… va donc… obéis une fois, que diable!…

Le vieux routier avait la poitrine fracassée.

Sur son dernier mot, il perdit connaissance. Un sanglot terrible convulsa la gorge du chevalier…

Il enleva le vieux dans ses deux bras et se mit en marche…

Alors, dans la fournaise des ruines, il apparut à la foule tel que dut être Énée lorsque, chargeant son père Anchise sur ses épaules, il l’emporta à travers les ruines fumantes de Troie vaincue!…

La foule se rua avec un long hurlement de mort et envahit les décombres de ce qui avait été la cour d’honneur.