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Cette indifférence du fils préféré, adoré… c’était le tourment, la plaie secrète de ce cœur de granit… c’était peut-être le châtiment.

Après quelques minutes de rêverie, Catherine alla ouvrir une porte.

Ruggieri parut. Il avait, depuis trois jours, vieilli de dix ans. Ses épaules se voûtaient. Ses tempes avaient grisonné.

– Il est temps, dit la reine. Préviens Crucé, Kervier, Pezou…

– Oui, madame, dit Ruggieri d’une voix blanche.

– C’est pour la nuit prochaine. Charge-toi du signal. À trois heures après minuit. L’heure est bonne. C’est le moment du profond sommeil. Tu placeras quelqu’un aux cloches de Saint-Germain-l’Auxerrois…

Ruggieri tressaillit et eut un geste d’horreur.

– Es-tu fou? gronda Catherine en haussant les épaules.

– J’irai moi-même, murmura sourdement Ruggieri, le glas de mon fils n’a pas été sonné… Je le sonnerai!…

– Son fils! songea la reine. Mon fils!…

Elle eut un geste violent et rude pour écarter d’importunes pensées et reprit:

– À propos, qu’as-tu fait de Laura?

– Morte, dit Ruggieri.

– Et Panigarola?

– Je ne sais pas.

– Il faudra savoir. Cet homme peut être dangereux… s’il survit à son amante… Va maintenant, j’ai à travailler…

Ruggieri disparut silencieusement, pâle comme un fantôme.

La reine se mit à table. Bien qu’il fût plus de trois heures, elle n’avait nullement sommeil. Elle saisit sa plume et fébrilement commença à écrire…

Mais bientôt, elle s’arrêta… la plume tomba de ses mains…son front s’inclina et, d’une voix sourde, à peine perceptible, dans un long et terrible soupir qui gonfla son sein, elle murmura:

– C’était mon fils!

*******

Cependant, Charles IX, la tête en feu, le corps grelottant de fièvre s’était traîné hors de l’oratoire, le long du couloir réservé, et avait regagné sa chambre à coucher.

Il se jeta tout habillé en travers de son lit, mais n ‘y demeura que quelques minutes.

Il allait et venait d’un pas tremblant, et parfois soulevait les rideaux de sa fenêtre pour voir si le jour ne paraîtrait pas. Ses deux lévriers favoris, Nysus et Euryalus, le suivaient d’un air inquiet dans ses évolutions.

– Que faire pour ne pas penser à cela? murmurait-il en claquant des dents.

Il alluma tout ce qu’il y avait de flambeaux dans la chambre, et allant à un petit meuble vitré, en tira un manuscrit.

– Si je travaillais un peu à mon livre?…

Le manuscrit était tout entier dans la main du roi. Il portait ce titre: La Chasse royale . Le roi le feuilleta machinalement de ses mains qu’agitaient des tremblements, et arriva jusqu’aux dernières lignes, jusqu’à la dernière phrase. Elle commençait par ces mots:

– Lorsque l’animal est hallali…

– Hallali! gronda le roi. Oh! l’infernal et sinistre hallali qui se prépare!…

Il rejeta furieusement le manuscrit au fond du petit meuble. Un gémissement se fit entendre.

– Qui est là? hurla Charles en se retournant livide.

C’était Nysus, l’un de ses deux chiens, qui sollicitait une caresse. Ils étaient là tous les deux, le museau pointu en l’air, le regardant et l’interrogeant.

– Ah! fit Charles avec un soupir, c’est vous?… Que voulez-vous?… Êtes-vous chiens de chasse?… Est-ce la curée que vous réclamez?… Arrière, arrière! C’est trop de sang!…

Les deux lévriers effarés se reculèrent en jetant une plainte.

Charles vacilla sur ses jambes, ses mains s’étendirent pour chercher un appui, il tomba. Ses ongles s’incrustèrent sur le tapis; ses yeux se convulsèrent jusqu’à paraître entièrement blancs; sa bouche écuma… ses lèvres crispées laissèrent échapper de confuses paroles qui voulaient être des cris et qui ne formaient qu’un murmure à peine perceptible:

– À moi!… Voici Guise qui m’assassine! Au meurtre!… Qui vient derrière lui?… Coligny! Les huguenots!… À mort! Tuez, tuez!… Mettez-moi ce Pardaillan au chevalet… Réponds! Que sais-tu?… Guise et Coligny me veulent meurtrir, dis?… Les voici!… À moi!… Cosseins!… Arrêtez ma mère! Ah! je meurs!…

Il demeura pantelant pendant dix minutes.

Puis se redressant sur ses mains:

– Que de sang!… Seigneur! Seigneur!… Voilà que je sue du sang, à présent!… Maître Ambroise, sauvez-moi!… Horreur! c’est du sang! une mer de sang! J’étouffe! à moi! Oh! ils me laisseront noyer dans le sang!… Cela monte… cela clapote… il y en partout… Fuyons, Marie fuyons… Là… plus haut, dans les tours de Notre-Dame!… fuyons, Marie… le sang monte toujours… Plus haut… jusque sur la tour Oh! les cloches! Miséricorde! Le sang monte… Paris! où est Paris?… Plus de Paris… tout est submergé dans le sang!…

Pendant une heure, le roi se débattit contre la crise, dans l’effroyable cauchemar de sa vision.

Puis, il n’eut plus qu’un souffle court et rauque, puis il tomba d’un morne et profond sommeil…

Quand il se réveilla, il faisait jour.

Une fatigue énorme le clouait sur le coin de tapis où il était tombé. Il vit ses deux chiens couchés près de lui et lui léchant les mains. Il les caressa lentement et, au bout de quelques minutes, parvint à se relever…

Ses bras se levèrent et, de toute sa foi maladive, de toute sa croyance nerveuse, il balbutia:

– Seigneur! mon doux Seigneur Jésus!… Ce n’était qu’un rêve!…

XXVII LA CHAMBRE DE TORTURE

Pendant que se déroulaient au Louvre les tragiques incidents de ce formidable et suprême conciliabule que nous avons essayé d’esquisser, les deux Pardaillan, dans leur prison du Temple, sur leur botte de paille, dormaient côte à côte, et de tout leur sommeil intrépide, leur dernière nuit de condamnés.

Car c’est ce matin-là, samedi 23 août, qu’ils devaient tous les deux subir la question ordinaire et extraordinaire.

Et cela équivalait à une condamnation à mort.

Quelle mort!… Les os broyés, les chairs arrachées par des tenailles chauffées à blanc, les jambes serrées dans l’étau mortel au point que les veines éclatent et que le sang jaillisse et gicle!…

Voilà ce qui attendait les deux aventuriers. La chose devait se faire à dix heures du matin.

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[23] Revu et corrigé par Villeroi, ce livre a été imprimé en 1625. (Note de M. Zévaco.)