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CHAPITRE XIV

Le soleil était haut et bombardait la plage d'une lumière aveuglante. Le sable était déjà chaud, bien qu'on ne fût qu'en avril. Le ressac continu de l'Océan résonnait comme des tambours de guerre, ici, sur cette côte sauvage du Sud marocain et Eva Kristensen se plaisait à sentir tout son être se mettre à l'écoute du rythme qui battait la plage. Le bronzage naturel, vestige des pistes de ski de Courchevel, se durcissait sous les rayons du ciel africain. Son corps svelte et musclé se nourrissait de toute cette énergie, comme doté à chaque pore d'une petite cellule photovoltaïque. Et le martèlement des vagues prenait des dimensions toutes wagnériennes, sur cette côte sauvage et déserte, rien du clapotis vulgaire qu'on entendait parfois entre deux beuglements de radios ou de jeunes cons braillards, à Saint-Trop' ou à Marbella…

Ici, ses dons naturels semblaient prendre toute leur ampleur, sa force et son intelligence lui paraissaient comme élevées à une puissance infiniment supérieure. Elle était fille des éléments, vestale solaire et sirène, son thème astral se faisait enfin voir sous son vrai jour, grâce à la maison de Mars, qui entrait brillamment en correspondance avec le signe du lion… Rien ne pourrait l'arrêter, elle était à tous points de vue une créature hors du commun. La première femme, sans aucun doute, à atteindre de tels niveaux.

Elle repensa au sang et frémit, les lèvres retroussées dans un brusque accès de désir.

Le sang de Sunya avait été d'un rouge pur et vermeil, plein d'une chaleur vibrante, et elle se souvenait y avoir détecté un arôme particulier. Sans doute devenait-elle une spécialiste, pouvant apprécier la chose comme un œnologue réputé sait déterminer la provenance et l'année des crus qu'il goûte… Son rire éclata, solitaire, sur la plage déserte.

Le sang de Sunya avait été parfaitement clean, surtout. Dieu soit loué, elle lui avait fait régulièrement passer des tests de dépistage de toutes sortes, prétextant son contact quasi quotidien avec Alice, avant de s'offrir cette petite folie…

Mais elle n'aurait jamais dû céder aux demandes répétées de Wilheim. Wilheim était un homme. Il ne savait pas se contrôler. Il entretenait avec la chose le même genre de rapports que Travis avec les drogues dures. Un pauvre petit junkie, sans doute inapte au Grand Projet, lui aussi.

La vidéo de Sunya Chatarjampa aurait pu s'avérer dangereuse pour l'entreprise s'il avait subsisté la moindre chance de retrouver son corps. Sunya était la première victime qui pouvait être mise directement en relation avec les Kristensen. Une erreur qui avait failli gâcher des années de patients efforts. Ah, Wilheim, tu n'es qu'un stupide cretin ignare…

Elle se retourna sur le ventre, nerveusement, et offrit son dos aux rayons.

Bon sang… repensa-t-elle malgré elle… Oui, aussi inapte que ces connards de petits gangsters qui l'ont ratée deux fois.

Alice était accompagnée par un homme… Un homme de Travis, très certainement… Nom de dieu, elle avait hâte de s'entretenir en tête à tête avec son cher ex-mari…

Et sa fille n'y couperait pas, elle non plus. Elle recevrait la plus mémorable fouettée de toute son existence… Quant à ce type, elle hésitait encore, entre le donner à Sorvan et à ses sbires ou s'en occuper personnellement, peut-être au rasoir, oui, peut-être bien, en lui prélevant méthodiquement la peau, par carrés d'un ou deux centimètres, pas plus. Il lui faudrait une petite journée pour tout enlever, en comptant les pauses et les repas… Elle aurait sans doute le temps avant de disparaître…

Le son de pas précipités, étouffés dans le sable, lui fit lever les yeux vers la maison qui surplombait les dunes, juste en face d'elle.

Messaoud, l'homme de paille marocain à qui appartenait officiellement la villa venait à sa rencontre, un téléphone portatif à la main.

– It’s Mister Vondt, Miss Kristensen… from Portugal…

Un accent à couper au couteau, pensa-t-elle en empoignant le téléphone.

Elle attendit, les traits durs et impénétrables, que Messaoud veuille bien comprendre qu'il n’avait plus rien à foutre ici avant de jeter dans le combiné:

– Allô, Vondt? Ici Eva, vous pouvez parler…

– Bonjour madame Kristensen… bon, je viens de voir Koesler et je vous fais un premier point, comme convenu…

– Je vous écoute.

– Je commence par Koesler. «Bon hier soir après son coup de fil, la fille a quitté le flic et s'est rendue sur la N125, elle a dormi dans une petite auberge… Il a donc suivi la fille toute la matinée et là, on est à Albufeira, elle est passée à Tavira, chez De Souza et Corlao, puis a essayé de voir les Allemands, ceux qui ont racheté la baraque de Travis mais ils sont pas là. Là, elle attend l'heure d'ouverture du notaire qui a fait signer la transaction… Il est presque deux heures trente mais ici, vous savez comment ça se passe… Voilà c'est ce que Koesler m'a dit de vous dire… Il la perd pas de vue un seul instant…»

Un bref éclat de rire, auquel elle se joignit deux petites secondes.

– Parfait, qu'il continue et qu'il me fasse son rapport comme convenu, ce soir, si rien ne se passe d'ici là…

– Il le fera, croyez-moi (bref éclat de rire, à nouveau)… Bon, sinon, j'ai vu un de mes contacts, à Séville, je crois que j'ai le début d'une piste.

– Allez-y, Vondt, je suis tout ouïe…

– Le type en question dirige pas mal de gros revendeurs du Sud espagnol et de l'Algarve, il m'a donné le contact de deux grossistes qui pourront sûrement me renseigner. J'ai rendez-vous avec le premier dans l'après-midi, avec l'autre ce soir… Mais déjà, au téléphone, l'un d'entre eux m'a fait comprendre qu'il était au courant de ce que je cherchais, par mon contact de Séville, et qu’il pourrait me balancer un tuyau…

– Lequel est-ce?

– Celui de ce soir, à Faro.

– Vous ne pouvez vraiment pas le voir avant?

Eva Kristensen pensait à sa fille, qui ne deval plus être très loin du Portugal, maintenant…

– Madame Kristensen, croyez bien que si j'avais pu, je l'aurais fait.

Le grossiste avait sûrement un carnet de rendez-vous bien chargé.

– O.K., O.K… Sinon, dites-moi, les deux hommes de Sorvan sont bien à leur place?

– Ouais… Ils sont en planque depuis hier, vous savez. Ils se relaient, l'un après l'autre…

– Écoutez Vondt – sa voix jouait sur un registre rauque qui possédait des effets dévastateurs – veillez à ce que tout se passe bien. Travis n'a peut-être pas eu le temps de communiquer sa nouvelle adresse à ma fille… Il reste une petite chance pour qu'elle vienne à Albufeira, vous comprenez? Alors… qu'ils ne la gâchent pas. Qu'ils se contentent de vous prévenir, vous et Sorvan, d'accord?

– Je crois savoir qu'ils ont reçu des consignes très strictes de votre bon Bulgare. Écoutez madame Kristensen, si mon tuyau s'avère exploitable je vous en ferai part aussitôt, vous avez ma parole… Ah Koesler me fait un signe, la fille s'en va de la plage, ça doit être l'heure de l'ouverture du notaire… Bon, de toute façon j'ai d'autres contacts dans le coin qui doivent me faire savoir s'ils entendent parler de quelque chose et j'ai quelques heures devant moi pour fouiner, je vous laisse, Madame Kristensen… Au revoir et à ce soir, sans doute…

La communication fut coupée avant qu'elle ne puisse dire quelque chose mais elle n'en voulut pas a Vondt. L'ancien stup reconverti dans la police privée était un vrai professionnel. Ses services étaient les plus onéreux qu'elle ait jamais eu l'occasion de s'offrir, mais ils s'étaient révélés extrêmement efficaces à chaque fois, grâce à son don naturel pour l'espionnage et la fouille des poubelles intimes. Elle avait pu ainsi, à de multiples reprises, exercer un ascendant sans partage sur les personnes choisies.

Cet homme était vraiment le seul à qui elle pouvait faire à peu près confiance.

Eva Kristensen se releva de sa large serviette éponge, rangea le tube d'écran solaire et l'Anthologie des tortures chinoises dans son luxueux sac de cuir puis remonta la dune en direction de la maison.